N’en déplaise aux adeptes du culte wagnérien, Gioachino Rossini, de son vrai prénom Giovacchino, est le quatrième compositeur le plus joué au monde, avant Wagner – qui lui rendit visite à Paris en 1860. Cette position vaut bien une entrée par la grande porte dans la collection Mode d’emploi, lancée il y a 20 ans par les éditions Premières Loges afin de donner au profane les clés pour découvrir un genre – opéra, comédie musicale – ou un musicien – Offenbach, Janáček, etc. –, la gageure étant d’intéresser aussi, sinon d’instruire, l’initié.
Défi relevé par Chantal Cazaux, auteure déjà dans la même série des volumes consacrés à Verdi et Puccini, et rédactrice en chef de l’Avant-Scène Opéra, dont un des derniers numéros – auquel nous avons eu le plaisir de collaborer – était consacré à cette Mecque rossinienne qu’est le Festival de Pesaro. La nécessité de s’adresser à tous les publics se double cette fois d’une lutte féroce contre l’idée reçue – et tenace en dépit d’une Rossini renaissance toujours vivace – d’un compositeur dilettante dont le talent se limiterait au verbe amuser. « Surtout, mon cher, faites beaucoup de Barbier » lui aurait glissé, perfide, Beethoven lors d’un prétendu entretien en 1822. Le poison était versé dans la coupe. A propos de cette rencontre, Schumann, agacé par la rossinimania qui alors ravageait l’Europe, commenta, amer : « Le papillon vola sur le chemin de l’aigle, mais celui-ci se rangea, pour ne pas l’écraser d’un battement d’aile ».
Bref, porté par son inaltérable succès, Le Barbier est l’arbre qui cache une forêt de quarante opéras, sans parler des mélodies, cantates, sonates et autres partitions toutes – ou presque, soyons honnête – dignes d’intérêt. Chantal Cazaux prend le taureau par les cornes et met les choses au point dès le premier chapitre de son vade-mecum : si au contraire du compositeur de Fidelio, Rossini ne bouscule pas l’écriture musicale et reste attaché à un classicisme hérité de Mozart dont, étudiant, il copiera des pages et des pages dans la bibliothèque du Palazzo Malerbi à Bologne, son approche décomplexée de l’opéra infléchira la trajectoire du genre lyrique. Peut-on en dire autant de Beethoven ?
La fantaisie que l’on a pour habitude de consentir à Rossini s’avère un autre cliché restrictif. C’est de liberté qu’il faudrait parler. Liberté du traitement orchestral, au point d’être surnommé Il Tedeschino – le petit allemand – par ses compatriotes déroutés par l’éloquence de son orchestration – « partout, des bois volubiles, des cordes tournoyantes, des cuivres en rang serré, des tempos fouettés » écrit, inspirée, Chantal Cazaux. Liberté de mélanger les codes seria et buffa jusqu’à stimuler un genre hybride – l’opéra semiseria dont La gazza ladra (La Pie voleuse) est l’exemple le plus souvent cité (bien que nous lui préférions de loin le pétillant Matilde di Shabran). Liberté d’outrepasser les conventions pour imposer de nouvelles formes à l’intérieur desquelles ses successeurs italiens s’épanouiront. Liberté d’envisager la composition comme un vaste champ d’expérimentation – estomper les frontières entre scène et air après en avoir fixé la structure tripartite ; déboulonner l’ouverture après l’avoir élevée au niveau d’une pièce de concert grâce au fameux crescendo dont Chantal Cazaux démonte le mécanisme avec l’habileté d’une horlogère suisse. Liberté, une fois débarqué à Paris, d’adapter son esthétique à une autre culture et son écriture à une autre langue pour poser les fondements du grand opéra à la française et, malgré lui, inventer le ténor moderne. Un mode d’emploi, on le comprend, n’est pas superflu pour aider à réaliser l’ampleur de la révolution rossinienne.
Une fois le terrain défriché et balisé à travers différents angles de vue, Chantal Cazaux entreprend d’un pas rapide mais avisé l’exploration de dix-huit des quarante opéras (et c’est toujours un crève-cœur en de pareils cas de voir des œuvres majeures – Ermione, Matilde di Shabran… – écartées par manque de place). Genèse, résumé de l’action, guide d’écoute et autres rubriques dessinent un paysage édifiant que complètent de nombreuses illustrations en couleurs et des extraits audio (via l’appli ASOpera), le tout corroboré par les discographie, vidéographie et bibliographie dont cette fois aucun titre n’est exclu.
Chanter Rossini, évidemment, et, moins courant, le diriger et le mettre en scène sont aussi des versants que l’auteure, intrépide, escalade de ce même pas pédagogique, où l’anecdote anime le discours sans l’envahir, où la clarté du propos ne cède jamais à la tentation jargonneuse du spécialiste de la spécialité, pour finalement nous élever au sommet de la montagne, époustouflé par un panorama que l’on ne se lasse pas de contempler.