Rossini et Naples : une histoire d’amour qui engendra neuf de ses vingt-quatre opéras sérieux, dont trois pour la seule année 1919. Et non des moindres : Ermione le 27 mars, La donna del lago le 24 octobre et Bianca e Falliero, ossia Il consiglio dei tre le 26 décembre (entre temps, Venise accueillit le 24 avril la création d’Eduardo e Cristina, pour lequel Rossini puisa largement dans ses autres partitions). Ce sont ces trois ouvrages napolitains qu’Opera Rara a réuni dans un coffret de huit CD intitulé en toute logique Rossini in 1819.
Depuis sa fondation en 1970, le label britannique a enregistré dix opéras de celui qui malicieusement détournait son surnom de Cygne de Pesaro en Cynge de Pesaro. Au contraire des éditions originales, aujourd’hui indisponibles, le fascicule d’accompagnement du coffret se réduit au service minimum (tout comme son illustration, d’une sobriété peu rossinienne) : pour chacun des ouvrages, argument, distribution et liste des titres. L’intégralité des livrets est mise gracieusement à disposition sur le site d’Opera Rara. En complément, un article de la musicologue Eleonara Di Cintio rappelle – en anglais seulement –, exemples à l’appui, l’extraordinaire inventivité d’un compositeur alors âgé de 27 ans qui considérait chacune de ses nouvelles œuvres comme un champ d’expérimentation.
Aujourd’hui remasterisés, ces enregistrements datés de 2000 (Bianca e Falliero), 2006 (La donna del lago) et 2009 (Ermione) avaient fait l’objet à l’époque de leur parution de critiques circonstanciées. Que nous apprend une écoute renouvelée ? Qu’il en est des disques comme des vins. Certains ont un meilleur potentiel de garde que d’autres. Tel est ici le cas d’Ermione et de Bianca e Falliero, moins de La donna del lago. Le passage des ans rend aussi plus indulgent lorsqu’entre temps peu d’enregistrements ont alimenté une discographie qui demeure famélique.
Certes, aucune de ces intégrale ne se pose en référence, même relative. Les versions d’Opera Rara restent distancées par celles, antérieures, qui réunissent quelques-uns des grands noms de la Rossini Renaissance – le mouvement à la fin des années 1970 qui a favorisé la redécouverte des opéras, pour l’essentiel sérieux, ensevelis par le temps : Ricciarelli, Ramey, Valentini Terrani pour La donna del lago (Pollini, 1984) ; Ricciarelli, Horne, Merrit encore pour Bianca e Falliero (Donato Renzetti, 1986) ; Gasdia, Merrit, Palacio pour Ermione (Claudio Scimone, 1988). Les difficultés inhérentes à l’interprétation de la musique de Rossini les rendent cependant passionnantes à explorer si tant est que l’on apprécie ce répertoire. C’est avec une curiosité non dénuée de gourmandise que l’on (re)découvre comment les chanteurs parviennent triompher des difficultés accumulées par un compositeur qui savait pouvoir compter à Naples sur les meilleurs musiciens de la planète.
Toutes intégrales confondues, certains nous ont habitué à plus d’éclat – Gregory Kunde qui en 2006 se trouvait dans le creux de la vague apparaît dans La donna del lago égaré entre les deux typologies de ténor rossinien : le contraltino qu’il n’était plus et le baritenore qu’il n’était pas encore.
D’autres se trouvent confrontés à leur propres limites, dans l’aigu (Carmen Giannattasio), dans l’agilité (Kenneth Tarver), dans l’expression (Patricia Bardon), dans la précision et l’éloquence du trait (Malleja Cullagh), dans le timbre (Barry Banks), débordés par une écriture impitoyable qui exige la rare combinaison d’une technique souveraine et d’un tempérament hors du commun. Mais aucun ne démérite. Mieux, tous parviennent, à un moment ou un autre, à accrocher l’oreille et provoquer ne serait-ce qu’un court instant, l’excitation que seul procure le chant rossinien.
Se détachent dans Ermione les deux ténors, Paul Nilon, Pirro d’une probité remarquable, et Colin Lee, dont l’Oreste fait regretter la retraite anticipée (pour raisons personnelles) au milieu des années 2010. Il faut enfin écouter toutes oreilles déployées Jennifer Larmore dans sa grande scène de Bianca e Falliero pour se faire une idée de la richesse du vocabulaire rossinien lorsqu’il est maîtrisé, de l’art de la variation à celui de l’ornementation et autres effets jubilatoires.
La direction musicale, qu’elle soit assumée par David Parry ou Maurizio Benini, est de celle qui, sans vaine agitation, conduit le vaisseau dramatique à bon port. Rien de galvanisant mais rien non plus d’indigne ou d’outré. Une approche sincère à laquelle il suffirait d’une étincelle pour que ce millésime 1819 se pose en grand cru.