Après l’intégrale d’Eduardo Lopez Banzo, saluée pour la finesse de la direction du chef espagnol et sa distribution de belle tenue, Rodrigo se trouve de nouveau mis en lumière par cette captation sur le vif au Festival de Göttingen, le 17 mai dernier. Véritable premier opera seria italien de Haendel composé en Italie, Rodrigo est pourtant considéré comme une œuvre de jeunesse mineure qui a de ce fait toujours été confinée à la pénombre et mise à l’écart du canon haendélien. Première institution à faire revivre les opéras d’Haendel à l’ère contemporaine, le Festival international de Göttingen tenait naturellement à réhabiliter une œuvre aussi négligée que dédaignée. A cet égard, son directeur artistique Laurence Cummings s’est révélé un ardent défenseur de cette musique dans laquelle on retrouve la fougue et la fraîcheur qui caractérisent les plus belles œuvres de cette période, comme le Dixit dominus et La Résurrection. Les airs de Rodrigo sont généralement courts, mais toujours virtuoses et finement caractérisés. C’est toute la palette des affects baroques dont s’empare ici le jeune Haendel, avec une assurance qui n’a rien à envier aux compositeurs italiens. L’œuvre dont le sous-titre (« Se vaincre soi-même est la plus grande victoire ») résume bien son propos un tantinet moralisateur : le héros doit aussi savoir maîtriser ses passions. En l’occurrence ici, c’est le sens d’abnégation de Rodrigo qui finira par partir en exil avec son épouse légitime après lui avoir préféré une rivale plus féconde.
Donner vie à la verve très italienne de cette pièce n’est pas la moindre des vertus de cette prise sur le vif à Gôttingen où l’on sent une distribution habitée par le souffle de cette musique qui ne finit jamais de s’élancer dans un tourbillon vivifiant. Laurence Cummings a réuni ici une distribution équilibrée et cohérente. Erica Eloff dans le rôle-titre présente une belle aisance dans les aigus et une rare expressivité dans les récitatifs. On aurait toutefois attendu davantage de graves et une palette de couleurs plus fournie pour le rôle, bien qu’il comporte somme toute assez peu d’airs. Les duos du troisième acte avec Esilena représentent ses passages les plus réussis : « Ti lascio », puis « Prendi l’alma », et tout particulièrement ce dernier, où les longs aigus filés des deux sopranos s’entrelacent avec bonheur. Maîtresse femme de l’intrigue, Esilena est incarnée par la soprano Fflur Wyn. Son timbre clair et aérien possède beaucoup de charme, notamment lorsqu’elle tente de retenir Rodrigo à travers de longs ornements perlés tels que dans « In mano al mio sposo ». Au second acte son offre de paix à sa rivale (« Egli è tuo ») est touchante de sincérité. Elle triomphe sans peine dans les airs de bravoure. Elle conclut ainsi avec brio le premier acte avec un beau « Per dar pregio », dans un étourdissant duel d’ornements avec le premier violon Elizabeth Blumenstock. On retiendra également le « Parto, crudele, si parto » du second acte, brillamment accompagné par un orchestre survolté, et dont les franches attaques font merveille.
L’Evinco de Russell Harcourt dépeint sans effort toute la gamme du contre-ténor haendélien avec une fluidité et clarté, soulignant à la fois la résolution et la désinvolture du personnage. En Fernando, le bras droit de Rodrigo, Leandro Marziotte tient son rôle avec une belle prestance même si celui-ci , limité, lui confère peut d’espace pour véritablement briller. Jorge Navarro Colorado à l’émission tendue et incertaine au début de la représentation, se ressaisit rapidement pour habiter avec plus d’aisance les expressions héroïques de Giuliano, en s’appuyant notamment sur un beau registre grave. La pétulante Florinda d’Anna Dennis au timbre nacré, séduit par des aigus célestes dans le Fredde ceneri d’amor du premier acte et par son abattage dans l’étourdissant « Alle glorie » sur lequel s’achève avec brio le second acte.
Certes, une captation sur le vif présente les avantages et les inconvénients du direct : une vivacité, une urgence perceptible et en même temps quelques bruits envahissants même si globalement la prise de son est très haute qualité. Comme s’il redoutait que la tension ne retombe, Laurence Cummings maintient en alerte son orchestre dans un tempo enlevé, surlignant les contrastes, et nous tenant ainsi en haleine. Ce dynamisme qui pourrait vite paraître excessif dans d’autres œuvres, est un atout pour Rodrigo dont la fougue musicale requiert une direction tonique mais sachant toutefois éviter les effets à l’emporte-pièce. Et Cummings y réussit parfaitement en l’espèce. En outre, ce coffret de trois CD s’offre au regard dans la parure des couleurs bigarrées de belles photos de scène.
Tout semblait avoir été dit avec la magnifique version d’Eduardo Lopez Banzo, la plus aboutie à ce jour. Finalement cette captation sur le vif constitue une belle surprise mettant l’accent sur l’italianità et la richesse musicale d’une œuvre de jeunesse encore largement méconnue. Cette intégrale est aussi emblématique du dynamisme du festival de Göttigen, dont la centième édition en 2020 promet d’être un feu d’artifice haendélien sous l’égide de son nouveau directeur artistique George Petrou qui succède à Laurence Cummings.