Ce serait une grossière erreur – une erreur de débutant – de juger le dernier album de Roberto Alagna à l’aune de ses précédentes productions. Un artiste arrivé à certains sommets n’a plus ni l’envie ni le besoin de l’encombrant souvenir de lui-même. Ce qu’il veut, c’est faire plaisir à ceux qui l’aiment. « Le chanteur » est un fin entrelacs, un tissage habile – et durchkomponiert – de plusieurs chansons populaires, arrangées par Ivan Cassar le fidèle compagnon de route du ténor. Point de silence, point de répit, les tunes s’enchainent dans une course folle dont l’élan repose sur la vista folle des sidemen du chanteur.
Ce qui frappe, surtout, dans cette gerbe bigarrée, c’est la polysémie des affects alagnesques. Sa musique est celle d’une France d’avant la fracture – celle de Jacques Martin et de Jacques Chancel, celle des Carpentier, de Guy Lux et de Georges Guétary. Une France qui savait s’amuser ; une France qui osait les plaisirs simples. Une France du refus de l’ambiguïté. Une France dans laquelle un sourire était un sourire. Une France, surtout, de la pluralité. Car derrière les flonflons et l’apparente jovialité de l’album repose un message : celui d’une identité plurielle. Dans le cœur de Roberto Alagna, il y a la Sicile, il y a l’appel de la musique arabo-andalouse, il y a l’Espagne, il y a la généalogie du bal musette, il y a le génie gitan. Bref, dans le cœur de Roberto Alagna, il y a de la place pour tout le monde. Bien sûr, il n’est pas exclu que cette générosité-là fasse sourire les cyniques, qu’on attende l’artiste au tournant. Mais le débat n’aura pas lieu, car ceux qui bouderont cet album le bouderont d’avance et ceux qui l’aimeront, l’aimeront de confiance.
Surtout que vocalement, Alagna ne se met pas en danger. Comme une énorme berline allemande lancée sur l’autoroute, la soie intense du médium le plus articulé du chant français enfonce toutes les portes ouvertes de sa propre légende. Il n’y a ici ni surprise ni suraigu extrapolé. Rien qui relève de l’effet opératique. Par contre, on se surprend à trouver à Roberto Alagna des accents du Chet Baker de Chet is back, celui (la comparaison s’arrête ici) qui bientôt s’effondrera et dont le soleil une dernière fois, avec une incomparable nostalgie, déployait ses effets. Des rencontres étonnantes, par contre et comme s’il en pleuvait : dans « Mayari », la voix élégante et distante d’Ornella Alagna parvient à se marier aux harmoniques de son père, le binôme s’enivrant de « Tikirikoumbamaba » d’une délicieuse gaité. Même sentiment face à l’impayable « Maniusiu, ach ! », chanté en franco-polonais avec la chère Aleksandra Kurzak, plus Julie Andrews que jamais. « Le Chanteur » est un album qui trouvera son public aussi simplement qu’il trouvera ses détracteurs et s’il est aisé d’entendre les arguments prévisibles de ces derniers, nous nous rangerons à la sincérité des premiers.