Mais qu’est-elle allée faire dans cette galère ?
S’agissait-il pour Anna Netrebko, comme l’a suggéré Christophe Rizoud dans ces colonnes de se familiariser avec la langue allemande, dans la perspective de prestigieuses prises de rôle à venir ? Il existe pour cela d’excellents répétiteurs, on en connaît pléthore, ou, à tout le moins, des œuvres moins ardues que ces Quatre derniers lieder, qui ne tolèrent pas la médiocrité.
Ou bien est-ce le produit d’un de ces coups de tête comme savent régulièrement s’en offrir les plus grands ? Quelqu’un est-il allé susurrer à l’oreille de la chanteuse que les Quatre derniers lieder, sur une carte de visite discographique, ça fait chic ?
Anna Netrebko n’est pas n’importe qui. La scène lyrique est à ses pieds, « partout on se l’arrache, et on lui fait la cour », pour reprendre l’alexandrin consacré.
Précisément parce qu’on l’a vue (et entendue) cet été capable du meilleur, on avouera sans fard notre déception face à cette incursion qu’il faut bien qualifier de ratée dans ce répertoire si exigeant, que rien n’imposait.
Comment, en effet, rester sans réagir face à ces nombreuses et inexcusables difficultés d’intonation (au hasard : le « gestirnte Nacht » bien trop appuyé dans Beim Schlafengehen), à ces attaques systématiquement prises par en dessous (le premier mot d’Im Abendrot, ou bien, toujours dans ce lied, l’attaque de « so tief im Abendrot »), mais aussi face à cette voix, captée de trop près, et qui, du coup, paraît trop grande, trop large, comme encombrée de ce qu’elle chante ? Certes, c’est incontestable, cette voix charnue, presque opulente, ne manque pas d’attraits. On sait qu’ailleurs, couplée à un authentique tempérament dramatique, elle fait merveille. Mais est-ce la voix des Quatre derniers lieder ? Est-ce la voix qui convient à cette œuvre subtile et fragile entre toutes, qui demande, outre une ductilité vocale hors du commun, un authentique supplément d’âme ? Comment, sans cette humilité dans l’approche, rendre l’atmosphère si particulière de ces quatre pièces, adieux au monde d’un compositeur arrivé à l’hiver de sa vie après avoir vu son univers réduit en cendres ? La voix d’Anna Netrebko est riche, certes mais il lui manque ici l’essentiel : cette capacité à l’allègement, pour figurer l’envol de l’âme que dépeignent si magnifiquement les poèmes de Hesse et Eichendorf et pour lequel Strauss a composé le plus délicat des écrins.
Comment, dès lors, se satisfaire d’une incarnation aussi péremptoire, là où, au contraire, on attend une progressive désincarnation, jusqu’aux derniers mots d’Im Abendrot, chantés avec, déjà, un pied dans l’au-delà? Osons la comparaison sacrilège : la voix d’Anna Netrebko fait ici penser plus d’une fois aux caricatures des sopranos wagnériennes, cuirassées et imperméables à toute forme de subtilité.
Un mot sur l’accompagnement : on sait à quel point Daniel Barenboim peut être un chef inspiré, capable, lorsque les circonstances l’y portent, du meilleur, et supportant sans difficulté, dans ces moments bénis, la comparaison avec les plus grands noms de la direction d’orchestre. On regrette d’autant plus de le trouver ici absent, extérieur à la musique qu’il dirige, comme pressé d’en finir. Là aussi, l’absence de préparation se fait sentir : comment expliquer autrement, parmi tant d’exemples, le manque flagrant de fondu dans le début de September, ou le fortepiano trop agressif au début d’Im Abendrot ? Une Vie de Héros, qui suit (et qu’il connaît mieux…), le trouve paradoxalement plus à son affaire.
Ces Quatre derniers lieder donnent au final la triste impression d’être le reflet d’un à-côté prématuré, intercalé à la va-vite dans un agenda surchargé (l’enregistrement live est celui d’un concert donné à la Philharmonie de Berlin le 31 août dernier : le 24 août avait lieu à Salzbourg la dernière des 6 représentations tant acclamées du Trouvère) pour répondre à d’improbables visées obéissant plus aux lois du marketing qu’à celles de la musique. On a eu l’occasion, dans ces colonnes, de saluer avec ferveur l’enregistrement de la même oeuvre réalisé voici deux ans par Anne Schwanewilms, publié par Orfeo. L’auditeur désireux de s’assurer que l’on peut encore livrer une interprétation convaincante (et bouleversante) des Quatre derniers lieder courra s’y plonger, à moins qu’il ne préfère la fréquentation des gloires du passé (Schwarzkopf, mais aussi, beaucoup plus méconnue, Grümmer, sans oublier, plus près de nous, Janowitz, Norman, ou Popp, pour qui l’on confesse une tendresse coupable). Quant à cette tentative d’Anna Netrebko, elle n’apporte rien, on l’aura compris, à la gloire de l’artiste, ni à la connaissance de l’œuvre.