Certaines œuvres s’inscrivent dans l’Histoire sans l’avoir cherché. Ainsi La Muette de Portici est-elle réputée avoir déclenché la révolution qui en 1830 donnera naissance à l’état belge, par la seule incandescence de son duo « Amour sacré de la Patrie ». Créé en 1784, Richard Cœur de Lion irritera le peuple français cinq ans plus tard lorsque les Gardes de Louis XVI reprennent en chœur « Ô Richard, Ô mon Roi », qui deviendra l’hymne des royalistes. La foule descend alors sur Versailles et pousse la famille royale à quitter définitivement ce lieu dont la splendeur est devenue insupportable. Mais cet opéra-comique de Grétry constitue aussi un jalon marquant dans l’histoire de l’opéra. Il s’agit d’une des premières intrigues à sauvetage – mais ici Florestan tient le mauvais rôle – basée sur un argument historique, et la pièce nous épargne nymphes et bergers, ou autres sujets mythologiques. La scène chorale de la taverne « Et zic et zic et zic et zoc » annonce Kleinzack. Les nombreux ballets, les dialogues parlés et la grande scène épique finale de l’assaut contre le château où est détenu Richard, tout cela contient les ferments qui aboutiront au grand opéra français. Mais Grétry maîtrise bien son sujet et emballe tous ces ingrédients en trois actes pour une durée totale de 75′, une concision qui ne lui survivra malheureusement pas au XIXe siècle. Richard Cœur de Lion constitue sans doute l’opéra le plus populaire de Grétry et connaîtra des centaines de représentations sur les scènes françaises, jusqu’en 1910.
C’est dire si ce maillon important dans l’histoire de l’opéra en France était une machine à succès bien huilée. Reste que le livret n’éblouit pas par ses qualités littéraires et que l’intrigue ne brille pas par sa vraisemblance. La vie de Richard 1er d’Angleterre, surnommé « Cœur de Lion » par les français, ne manque pourtant pas de péripéties : il a participé à la troisième croisade et son nom est associé à la légende de Robin des bois. Le livret de Sedaine s’attache pourtant à une autre légende, celle de Blondel, ce trouvère et compagnon de Richard qui aurait contribué à sa libération, lorsqu’il fut capturé pendant son retour de croisade. Mais Blondel n’est pas Orphée et la pièce de Grétry ne renferme guère de grands idéaux qui toucheraient le spectateur d’aujourd’hui. Le compositeur possède un talent de mélodiste incontestable mais l’ensemble reste singulièrement prévisible. Et quand on songe que Mozart écrit deux ans plus tard les Noces de Figaro, on se dit que le filtre du temps remplit parfois assez bien sa fonction.
Rémy Mathieu et Melody Louledjian @Agathe Poupleney
Château de Versailles mérite pourtant notre gratitude sans réserves pour redonner vie avec autant de panache à cette pièce, charnière entre deux époques et emblématique pour l’Opéra Royal de Versailles, dont on célèbre le 250e anniversaire. La volonté d’inscrire le spectacle dans un cadre historique apparaît déjà dans l’équipe réunie pour la production : Marshall Pynkoski et la chorégraphe Jeannette Lajeunesse Zingg, qui dirigent depuis 35 ans l’Opera Atelier de Toronto, figurent parmi les meilleurs spécialistes pour le répertoire des XVIIe et XVIIIe siècles. Quant à Hervé Niquet, ses talents pour ressusciter des pièces injustement négligées n’est plus à démontrer et le Prix Liliane Bettencourt a récemment récompensé sa direction chorale. Tant les metteurs en scène que le chef sont tous trois des habitués de Versailles. Pour les décors on reste dans une pratique historiquement informée grâce aux toiles peintes sur chassis réalisées par Antoine Fontaine. Cela fonctionne très bien, y compris pour l’oeil des caméras, tout en permettant des changements rapides. Côté costumes, point de Moyen Age de pacotille, l’univers de Camille Assaf reste dans un XVIIIe pré-révolutionnaire de fort bon aloi. La distribution est irréprochable et tous les chanteurs servent avec dynamisme une mise en scène très efficace, soutenue par des ballets qui enchaînent les scènes de manière fluide, ne laissant aucun temps mort. Du côté des dames, saluons la belle prestation de Melody Louledjian dans le rôle de Laurette : son soprano clair et lumineux séduit aussi par la pétulance de son investissement scénique. N’hésitez pas à écouter son air « Je crains de lui parler la nuit », qui figure en 12e place sur la playlist que Forumopera propose en décembre (et sera cité par Tchaïkovski dans La Dame de Pique). Marie Perbost excelle dans le rôle travesti d’Antonio et dans celui plus court de la Comtesse, l’amante de Richard. Chez les hommes, Reinoud Van Mechelen donne toute la majesté requise au rôle de Richard, avec l’immense talent qu’on lui connaît et son impeccable diction. Mais son rôle reste plutôt limité car c’est Blondel qui porte toute l’action, du début à la fin. Château de Versailles propose à la fois le CD et le DVD de ce spectacle, et on trouve deux interprètes différents pour ce rôle essentiel : Rémy Mathieu donne vie à Blondel sur le DVD, avec panache et conviction, alors que c’est Enguerrand de Hys qui l’incarne sur le CD. De ces deux supports, c’est naturellement le premier qui a retenu notre attention, la réussite de ce spectacle reposant pour beaucoup sur l’harmonie visuelle. Et pour une œuvre qui contient des dialogues parlés, avouons que le CD n’est pas idéal. La réalisation de Julien Condemine rend parfaitement justice à ce spectacle. On oublie trop souvent le rôle créatif du réalisateur dans la production d’un DVD. C’est pourtant lui qui par son regard, son découpage et ses cadrages nous propose une narration originale, inévitablement subjective et différente de ce que l’on peut ressentir dans la salle. Il est donc injuste qu’il faille feuilleter le copieux livret jusqu’à la page 165 pour découvrir le nom de cet acteur déterminant. Le livret propose également le texte complet avec sa traduction en anglais et en allemand.
Bref, si Richard Cœur de Lion ne retrouvera sans doute pas la gloire populaire qu’il a connue au XIXe siècle, il mérite notre intérêt par son rôle historique dans l’histoire de l’opéra en général et celle de Versailles en particulier. Et puis, comme le souligne Hervé Niquet, ce spectacle convainc par son efficacité parfaitement rôdée, digne d’une bonne comédie musicale.