A défaut d’une pléthore d’enregistrements studio, l’art de Julia Varady, qui fête cette année ses 70 ans, survit à travers différents témoignages live publiés pour l’essentiel par le label allemand Orfeo. Ainsi cette Dame de Pique captée à Munich en novembre 1984 à une époque où le Regietheater ne faisait pas encore la loi outre-Rhin si l’on en croit le réalisme scrupuleux des photos de la soirée reproduites dans le livret d’accompagnement.
On y retrouve la soprano au sommet de ses moyens dans un rôle qui lui colle à la peau. Incandescente avec dans le timbre ce tranchant caractéristique et dans le chant une passion et une fierté qui frise l’arrogance. Autant dire que rarement Lisa n’a été aussi incarnée. Du trouble violent des premiers émois au désespoir final et fatal, le portrait de la jeune aristocrate russe se dessine à grand jets d’encre violette, l’aigu dressé telle une lance et dans le grave quelques écarts que justifie l’urgence de la scène. Il parait que son récital d’airs d’opéras de Tchaïkovski, toujours chez Orfeo, la montre encore plus engagée. Telle qu’elle nous apparaît ici, il n’y a vraiment pas lieu de renâcler.
A son exemple, Vladimir Atlantov s’identifie vocalement au personnage d’Hermann. Ni élégant, ni même séduisant mais doté d’une force virile à laquelle rien ne semble pouvoir résister. La brutalité que certains ont pointée du doigt nous semble au contraire correspondre au caractère primaire du jeune officier empoigné par la fureur du jeu. Saisi dans la fièvre de l’action, le ténor est ici moins policé mais beaucoup plus magnétique que huit ans plus tard, face aux micros de RCA (dans une intégrale qui reste à notre connaissance l’un des enregistrements de référence malgré une Mirelli Freni bien bonasse pour celui qui a goûté à l’interprétation sauvage de Varady).
Face à une Lisa comme lui enflammée, cet Hermann au chant injecté de sang fait grimper le thermomètre. Les portes claquent, les notes frappent. Les voix, obstinément projetées, se défient, se giflent, s’entrechoquent comme des lames sans que ni l’une, ni l’autre n’accepte de rompre le fer.
Aimantée par ses interprètes et flattée par la prise de son, la direction rapide d’Algis Shuraitis privilégie le tumulte des sentiments à la dimension fantastique de l’opéra. Ainsi, l’apparition spectrale de la Comtesse au IIIe acte s’apparente davantage à un orage romantique qu’à une vision d’enfer. La faute aussi à Elena Obraztsova, bien peu inquiétante en Comtesse emmitouflée dans sa grosse voix comme une douairière dans un manteau de vison. Ce sont d’ailleurs les seconds rôles qui empêchent l’enregistrement de s’installer sur les hauteurs de la discographie : Yeletsky fatigué de Bodo Brinkmann, Tomsky insignifiant d’Alexander Voroshilo, Pauline scolaire de Ludmila Shemchuk… Si l’on ajoute des coupures ça et là, dont celle radicale de l’intermezzo du II, on l’a compris, c’est pour Julia Varady et le couple incendaire qu’elle forme avec Vladimir Atlantov qu’il faut glisser ce coffret dans sa discothèque.