Avant de décéder prématurément à 43 ans, le chef bulgare Emil Tchakarov eut le temps, entre 1986 et sa mort en 1991, d’enregistrer pour Sony les titres les plus connus de l’opéra russe : Une vie pour le tsar, Boris Godounov, Khovanchtchina, Le Prince Igor, Eugène Onéguine et La Dame de pique (seul Rimski-Korsakov manquait à l’appel). Un principe commun à ces intégrales : la présence de l’Orchestre du festival de Sofia, que le chef venait lui-même de fonder. Quant aux chanteurs, sans exclure les artistes « internationaux », comme Chris Merritt, en Sobinine, ou Nicolai Gedda en Lenski, il s’agissait surtout de solistes bulgares, tantôt très médiatiques, comme Anna Tomowa-Sintow en Tatiana, Nicolaï Ghiaurov et Nicola Ghiuselev pour Borodine et Moussorgski, tantôt beaucoup moins connus hors de leurs frontières nationales.
La Dame de Pique semble avoir été choisi pour inaugurer les rééditions, aucune autre de ces intégrales n’ayant jusqu’ici été rééditée depuis leur parution dans les années 1990. Etait-ce le meilleur choix ? Rien n’est moins sûr.
Emil Tchakarov n’avait pas peur de déchaîner les forces de son orchestre, mais semble avoir été bien moins à son aise pour restituer les atmosphères très contrastées qui se succèdent tout au long du « grand opéra » voulu par Tchaïkovski. Ainsi, par exemple, rien de fébrile dans l’entrée de la comtesse avec son troupeau de domestiques affairées et serviles. Dans la première scène du troisième acte, aucun climat particulier ne se dégage de l’introduction orchestrale qui précède l’apparition du spectre.
Et ce n’est pas vraiment la distribution qui rattrapera les choses. Les dames dans leur ensemble ont la voix lourde. Même la Prilepa du divertissement néo-mozartien, la Bergère sincère, n’est pas exactement la colorature attendue, mais pâtit du même vibrato envahissant que ses consœurs. Confié à Stefka Evstatieva et Stefania Toczyska, le duo de Lisa et Pauline semblent réunir deux matrones plutôt que deux jeunes filles, et leurs aigus sonnent parfois un peu bas. Certes, le rôle de Lisa est difficile, mais il a connu des titulaires qui savaient en respecter les exigences tout en conservant une couleur juvénile. Quant à la Comtesse de Penka Dilova, c’est à peine si elle se distingue des autres par un timbre un peu plus sombre, et l’on est loin de la créature terrifiante qu’on rêve toujours d’entendre.
A ces gorgones, on n’a trouvé à opposer qu’un gentil ténor plus mozartien qu’héroïque. Trop suave, trop élégant, Wiesław Ochman ne fait pas le poids : c’est un Lenski, pas un Hermann. Où est la folie, où est la démesure ? Yuri Mazurók, âgé de 57 ans à l’époque de l’enregistrement, est un Eletski au chant appuyé et dénué de toute séduction. Si l’on ajoute un Tomski dont le récit des trois cartes ne décolle pas, et un Tchékalinski qui est plutôt une caricature de ténor de caractère, on comprend qu’il n’y a pas grand-chose parmi ces voix pour imposer cette version dans une discographie bien remplie par ailleurs. Une curiosité à signaler : la toute jeune Vesselina Kasarova dans le bref rôle de la gouvernante de ces demoiselles.