Ami mélomane slavophile, attention. Sur le boîtier de cette intégrale des mélodies de Tchaïkovski figurent les noms de six chanteurs. Pourtant, lorsqu’on creuse un peu, on découvre que ces six disques Melodia réunissent en fait dix-huit chanteurs, qu’accompagnent dix-sept pianistes ! Les six retenus sont donc les plus connus ? Certes, encore qu’on puisse se demander si Muslim Magomayev fut vraiment célèbre hors d’URSS, voire de son Azerbaïdjan natal. Seule leur notoriété vaut à ces six noms leur place privilégiée, car sur les cent trois « romances » composées par Tchaïkovski, ils en interprètent moins d’un tiers : deux pour Vladimir Atlantov, cinq pour Irina Arkhipova, quatre pour le susdit Magomayev, sept pour Elena Obraztsova et Tamara Milachkina, et huit pour Sergueï Lemechev.
Pourtant, cette diversité – cet émiettement ? – est l’une des clefs de la réussite, car pour composer cette intégrale, le label russe a pu puiser dans un immense réservoir d’enregistrements, et c’est ce qui permet d’éviter totalement l’écueil par trop fréquent dans ce genre d’entreprise : on ne s’ennuie pas un instant, même quand l’inspiration du compositeur se relâche un peu, puisqu’une voix différente apparaît presque à chaque nouvelle plage. Les gravures en question ont été réalisées sur trois décennies, et près d’un demi-siècle s’étend entre la naissance du plus ancien et du plus jeune des artistes réunis ! Les uns ont vu le jour avant la Révolution d’octobre, les autres au lendemain du deuxième conflit mondial. En dehors des deux vétérans qu’étaient en 1962 Lemechev (né en 1902) et Choumskaya (née en 1905), la majorité des interprètes étaient nés entre les deux guerres : Doloukhanova en 1918, Petrov en 1920, Tougarinova et Arkhipova en 1925, Serbekayev en 1926, Pichtchaiev en 1927, Issakova en 1928, Mazourok en 1931, Lissovsky en 1932, Milachkina en 1934, Voïtes en 1936, Fomina en 1937, Obraztsova et Atlantov en 1939, Magomayev en 1942. La plus récemment enregistrée (en 1990), Nadejda Krasnaya, est née en 1947, ce qui fait aussi d’elle la benjamine du groupe. Par-delà le parcours chronologique dans l’œuvre d’un compositeur qui livre dès 1869 quelques-unes de ses plus belles pages, c’est donc le maintien et l’évolution de toute une école de chant que ce coffret donne à entendre.
Curieusement, les basses, catégorie dont l’école russe a pourtant toujours été prodigue, sont ici exclusivement représentées par Ivan Petrov, et seulement pour trois mélodies. Les voix graves ne sont pourtant pas négligées. Quel superbe baryton que Youri Mazourok, sans aucune de ces intonations de méchants qui entachent l’art de certains de ses compatriotes ! Celui qui fut notamment au disque Onéguine ou Scarpia aux côtés de Milachkina et Atlantov s’exprime ici avec toute l’élégance qui sied dans un genre beaucoup moins dramatique.
Avec Sergueï Lemechev, inoubliable Lenski, ici capté à soixante ans, on tend aussitôt l’oreille quand surgit cette voix reconnaissable entre tous, cette façon très slave d’ouvrir les syllabes, avec notamment une très réjouissante mélodie en italien, « Pimpinella ». Nettement moins connu, et doté d’un timbre moins caractéristique, Kontantin Lissovski n’en eut pas moins une carrière très respectable, et son chant à la fois stylé et généreux justifie sa forte présence sur les six disques (dix-neuf mélodies à lui seul). A Vladimir Atlantov on reprochera seulement de se croire un peu trop sur scène, mais les deux pièces qu’il interprète, composées l’année de la mort de Tchaïkovski, se prêtent à ce genre d’excès, qu’aggrave une prise de son très réverbérée pour l’ultime plage du dernier disque.
Parmi les mezzos, il suffit de quelques notes à la grande Elena Obraztsova pour imposer l’autorité impérieuse de ce timbre à la densité unique. Bien qu’ici qualifiée à tort de « soprano », Irina Akhipova appartient à la même typologie vocale, avec un tempérament un peu moins volcanique, cependant.
Chez les sopranos, enfin, Tamara Milachkina fut la star du Bolchoï dans les années 1960 et 1970, mais ses consœurs moins illustres peuvent elles aussi se prévaloir de voix limpides et expressives. Dans un registre plus léger, on remarque notamment le timbre d’Yniold de la soprano colorature Margarita Voïtes (de manière symptomatique, elle n’a été sollicitée que pour « Un canari », dans les Six romances de 1874).