C’est à une jolie redécouverte que nous invite le label Dynamic avec ce DVD tiré d’une production récente du festival Donizetti de Bergame. Redécouverte, mais pas résurrection pour autant, car cette œuvre écrite par un Donizetti de 26 ans a déjà fait l’objet d’une captation publique audio il y a une quinzaine d’années, mais aussi d’un enregistrement studio pour l’indispensable maison Opera rara, voici presque 35 ans. Ce melodramma burlesco, ici présenté dans l’édition critique de la musicologue Maria Chiara Bertieri, n’en est pas moins l’une des partitions les moins connues du prolifique compositeur bergamasque. Elle n’est au demeurant pas la moins habile, dans une manière qui reste fortement marquée par celle de Rossini, alors très en vogue partout en Europe. Les situations, les personnages, les traits comiques, tout y fonctionne avec, déjà, beaucoup de métier.
Outre le style musical, Donizetti épouse également une autre mode, celle du récit souvent idéalisé voire fantasmé de la vie de Pierre le Grand, bâtisseur d’une nouvelle capitale à son nom, souverain puissant et autoritaire mais ouvert aux Lumières naissantes, aux arts et à la science, simple, fort et généreux. Grétry en avait déjà fait un opéra comique, Pierre le Grand, en 1790 ; Lortzing idéalisera en 1837 un jeune souverain qui ne rechigne pas incognito à manier lui-même les outils du charpentier dans Zar und Zimmermann.
Entre les deux, Donizetti choisit d’abord un titre qui ne fait pas de Pierre le héros de son opéra : Il falegname di Livonia (Le charpentier de Livonie), qui évoque non pas le hobby du jeune tsar façonné par la légende, mais bien le ténor héros de la partition, Carlo. Or, ce titre était déjà pris pour un autre opéra de Giovanni Pacini, avec un argument similaire signé Felice Romani. Donizetti et son librettiste Aldobrandini changent donc leur titre pour celui, plus solennel, de « Pietro il Grande, ksar delle Russie », ainsi créé le 12 avril 1819 à la Scala de Milan avec un certain succès.
On y raconte l’histoire d’un charpentier assez querelleur, Carlo. Il aime Annetta, la fille du redoutable chef militaire Mazeppa, allié aux Suédois de Charles XII et que le tsar Pierre a défait à Poltava. La jeune femme est également convoitée par d’autres, ce qui crée autant d’occasions de bien énerver le jaloux Carlo, qui n’a pourtant rien à craindre tant Annetta l’a choisi lui. Veille sur eux la tenancière de l’auberge, Madame Fritz, qui tient à distance les importuns. Arrive alors en grand équipage un convoi censé préfigurer celui qui ramène le tsar Pierre et la tsarine Catherine à Saint-Pétersbourg, qui passe par la Livonie. Ceux-ci se trouvent dans ce premier convoi incognito, sous le nom de prince et princesse Menzikov. Pierre /Menzikov veut aider sa femme à retrouver son frère, dont elle a été séparée enfant, et il a des raisons de penser que Carlo ferait bien l’affaire. Il interroge Madame Fritz, mais fait chou blanc. Le tsar incognito emploie donc la manière forte pour mieux faire parler Carlo. Il se fait aider en cela par le magistrat local, le Sieur Cuccupis, dont le courage et le constance ne sont pas les vertus premières. On enferme donc Carlo et, pour tenter de le sauver, Madame Fritz produit devant tous une vieille lettre laissée à la naissance de Carlo par son père et révélant que ce dernier est le fils de Scavronski, noble livonien mort au service des Suédois. La lettre révèle aussi qu’il avait une sœur, disparue lors du sac de Magdebourg. Lorsqu’elle entend cela, la tsarine/princesse Menzikov Catherine, elle-même née en Livonie, devient aussi pâle qu’une bouteille de lait. Le second acte s’ouvre sur la tentative très sensuelle de Madame Fritz d’intercéder auprès du juge pour faire libérer Carlo. Le juge finit par céder en échange de quelques faveurs. Mais le tsar, convaincu d’avoir retrouvé son beau-frère disparu, le fait libérer lui-même. Tout heureux, Carlo présente au faux prince son Annetta, précisant qu’il faut bien prendre garde à ne jamais la présenter au tsar car elle est la fille du félon Mazeppa. À cette révélation, Pierre éclate de colère. Mais, apprenant que le brigand est mort, il révèle son identité et pardonne à la jeune femme et à tous. Catherine retrouve son frère, Carlo peut épouser Annetta (personne d’autre n’ose d’ailleurs plus la convoiter) et le tsar congédie l’incompétent juge Cuccupis.
Pour illustrer ce récit, sur la scène étroite du petit Teatro Sociale de Bergame, les metteurs en scène et décorateurs venus de leur Ondadurto Teatro de Rome, Marco Paciotti et Lorenzo Pasquali, de même que les costumes assez délirants de Karma B. Project, ne lésinent pas sur les couleurs et le burlesque. C’est comme si Mirò et Mondrian, déguisés en personnages de Star Trek, s’étaient invités au Cirque du soleil. Cette vivacité visuelle fonctionne parfaitement avec celle de la musique, emmenée avec une énergie bienvenue et communicative par l’orchestre Gli Originali et leur chef Rinaldo Alessandrini. Si l’on peut regretter que la prise de son mette surtout en avant percussions et vents au détriment des cordes et que la petite harmonie soit parfois un peu rustique, on se laisse emporter par ce flot sans temps mort qui est pour beaucoup dans la réussite globale de la production.
Celle-ci réunit par ailleurs un plateau de bon niveau, qui sert efficacement la partition, avec deux mentions spéciales : la Madame Fritz très en voix et parfaitement incarnée de la mezzo-soprano Paola Gardina, très convaincante dans ce rôle assez lourd (elle est presque omniprésente) et le juge cocasse et parfaitement en ligne avec son profil buffo/buffone de l’excellent baryton Marco Filippo Romano. Roberto de Candia, baryton encore plus sonore, bénéficie d’une vraie autorité sur scène et n’a pas de mal à incarner le rôle titre ; bien que sa voix bouge quelque peu. Nina Solodovnikova a une bien jolie voix de soprano, pleine de fraîcheur, mais reste un peu en retrait – tout comme son personnage – alors que le Carlo de Francisco Brito donne à entendre une voix de ténor léger taillée pour ce type de répertoire et bien posée. Enfin, la Catherine de Loriana Castellano se tire de ses rares interventions – un véritable air tout au plus – avec les honneurs, de même que les autres comprimari.
L’ensemble fonctionne bien à l’image et on prend grand plaisir à découvrir cet opéra un peu oublié dont Donizetti se souviendra pourtant lorsqu’il composera son autrement plus célèbre Elixir d’amour. Il y reprendra en effet à la fin du 1er acte de ce dernier le motif orchestral très reconnaissable du chœur qui précède l’air d’entrée du magistrat Cuccupis. Chœur exclusivement masculin par ailleurs tout à fait en place ici.
Une édition en DVD fort réjouissante et tout à fait bienvenue !