Soutenir que Bertrand Dermoncourt est l’auteur rêvé pour brosser un portrait au plus près de cette personnalité complexe qu’est Stravinski relève de l’euphémisme. Critique musical à L’Express par ailleurs directeur de la rédaction de Classica, mais aussi éditeur de la collection du même nom chez Actes Sud, il a signé des ouvrages aussi toniques que percutants sur David Bowie le pape de la pop, sur le groupe mythique d’électro-pop-new-wave Depeche Mode, ou sur les gothico-psychédéliques de The Cure sans oublier une vivifiante étude sur Sonic Youth, l’étonnant météore post-rock-alternatif. Mélomane éclectique et cultivé, nourri de multiples courants, il se consacre ensuite avec un même plaisir gourmand et un égal bonheur à une trinité classique dans la collection Bouquins chez Robert Laffont : Tout Mozart, Tout Bach et L’Univers de l’Opéra. Chez Actes Sud il est aussi l’auteur d’un pertinent Chostakovitch.
Le prétexte au présent ouvrage est bien sûr le centenaire du Sacre du Printemps qui symbolise jusqu’à satiété l’arbre grand public qui cache la forêt d’un catalogue pourtant riche et traversé d’influences les plus diverses que Stravinski a toujours su s’approprier. Influences et inspirations à l’image de cet artiste singulier à l’inventivité toujours en éveil et au tempérament insatiable d’explorateur protéiforme. Ici, pas d’hagiographie mais un constant souci de rendre justice à l’homme et à l’œuvre en fondant une approche sur les faits et eux seuls. Une démarche d’historien grâce à laquelle Dermoncourt parvient en guère plus de deux cent pages à cerner avec une remarquable acuité l’extrême pugnacité créatrice et la capacité à toujours se réinventer de cet esprit fécond perpétuellement en recherche autant de lui-même que d’un discours musical qui le distinguera de ses contemporains et consacrera son génie dont il ne semble pas douter un instant. Pas plus d’ailleurs qu’il ne supporte de le voir contester.
Stravinski, caractère entier, aux idées bien arrêtées, n’est pas à une contradiction près. Il peut changer d’opinion sans se renier. Paradoxe de pure apparence pour ce tempérament slave plus vrai que nature. L’approche de Dermoncourt, extrêmement documentée ne vire jamais à la compulsive accumulation d’informations. On est dans le portrait savamment orchestré, minutieusement pensé. Pas une once de surcharge didactique ni de ces indigestes analyses prétendument musicologiques qui encombrent tant de biographies jusqu’à en gâcher la compréhension et l’intérêt. L’auteur opte pour un parcours chronologique au style vif conférant un rythme soutenu à cet indispensable ouvrage pour comprendre le compositeur au-delà du mythe réducteur et sans nuance d’un génie atypique exempt de toute filiation. Redevable envers ses contemporains notamment, l’auteur du Sacre le fut ne serait-ce qu’envers Florent Schmitt précisément pour ce « Sacre » dont le scandale ne pouvait que le réjouir en parfait accord avec son ami Diaghilev qui aurait dit : « Exactement ce que je souhaitais ».
Stravinski « révolutionnaire étincelant » ou parangon d’un style « réactionnaire et conservateur » comme le suggérait Adorno ? L’auteur nous dit au contraire que ce proche de Picasso sait avec intelligence et pugnacité se construire avec la volonté farouche de s’imposer dans un milieu sans pitié où la concurrence et plus encore les cabales font rage. Adversité qui ne l’affecte guère tant il manie un humour féroce, glacé. Toutes qualités qui le rendent étonnamment proche du grand peintre catalan. Comme lui il n’hésite pas à explorer et à se mesurer avec des esthétiques souvent antinomiques avec une fièvre exploratrice presque animale, de la réappropriation baroque au flirt sérialiste en passant par le néoclassicisme et le néoromantisme. Avec au bilan des résultats tout aussi contrastés. Au point de susciter des commentaires allant de l’enthousiasme sans réserve au mépris sans nuance. Tous n’ont pas l’humour d’un Debussy qui le dépeint en « enfant gâté qui, parfois, met les doigts dans le nez de la musique. » Ce qu’il ne se prive pas de faire parfois sans discernement avec la politique lorsqu’il se fait le thuriféraire pour le moins maladroit et aveugle d’un certain Mussolini.