Tout le monde s’accorde à reconnaître le talent de Rossini comme compositeur d’opéras « légers » ou de péchés de vieillesse à l’ironie aussi mordante que raffinée. Son statut de musicien sérieux est plus controversé. Cela le désolait déjà de son vivant, et le malentendu a probablement été entretenu par Beethoven qui a eu pour son cadet ces mots malheureux : « Donnez-nous encore beaucoup de Barbiers de Séville ». Pourtant, Rossini a cultivé toute sa vie le genre seria, et le nombre de ses ouvrages dans ce domaine surpasse de loin celui de ses opéras comiques. Il a été formé aux genres sévères de la fugue et du contrepoint lors de son enfance à Bologne, où on le surnommait « Il tedeschino », et, malgré son humour et sa désinvolture, il tenait à ce que sa place dans le domaine de la musique sacrée soit reconnue.
Nul doute qu’il a dû ronronner de plaisir en découvrant les options choisies par Gustavo Gimeno pour son nouvel enregistrement de la Petite messe solennelle. D’abord, le choix de la version instrumentée par Rossini à la fin de sa vie renforce l’aspect monumental de l’oeuvre, et , quoi qu’en disent les rossiniens éperdus, qui ne jurent que par la version originale pour deux pianos et harmonium, permet de mettre Rossini en perspective avec les grands maîtres qu’il réverait : Haydn, Mozart et Beethoven. Ensuite, le ton choisi par le chef espagnol est probablement celui que le compositeur aurait voulu : loin de faire de cette messe un gag religieux ou un opéra en soutane, il lui confère gravité, profondeur et recueillement. Dès les premiers moments du Kyrie, le tempo est mesuré, et implacablement stable ; pas le moindre rubato ou petit effet qui signe le « style opéra ». Les couleurs sombres et homogènes de l’Orchestre phiharmonique de Luxembourg répondent parfaitement aux intentions du chef, avec des graves très posés, et le choix d’un chœur germanique (la Wiener Singakademie) aux effectifs imposants est dans la même veine : plutôt que dans un univers qui évoque Cenerentola ou Le comte Ory, on regarde du côté de Brahms et de Schumann.
Prise avec un tel sérieux, la musique de Rossini révèle toute sa richesse : des lignes mélodiques admirables, bien entendu, mais aussi une orchestration pleine et charnue, et surtout un sens du contrepoint qui pourrait en remontrer à pas mal de grands anciens. Les fugues, loin d’être des exercices obligés, sont des moments de pure exultation, surtout lorsqu’elles sont chantées avec cette ferveur et cette précision. Ayant mûrement pensé sa conception de l’oeuvre, Gimeno la porte jusqu’à son terme, et sa poigne de fer ne se relâche à aucun moment, concluant l’oeuvre sur un « Agnus dei » à couper le souffle, où la tension le dispute à l’émotion.
Les solistes allaient-ils être les grands sacrifiés de cette manière de voir ? Pas question pour eux de faire un numéro d’opéra, de cabotiner, de traîner ou d’accélerer. Chacun doit s’intégrer dans le dessein du chef. On pourra le regretter pour Sara Mingardo, dont le timbre pulpeux appelle irrésistiblement à des épanchements que l’esthétique choisie interdit. On avoue qu’on se serait volontiers laissé embarquer avec elle du côté plus profane de la musique. Mais ce jansénisme musical, qui fait entendre de la beauté vocale pour très vite la mettre à un niveau plus élevé, a aussi son charme, et on finit par se laisser prendre complètement au jeu. D’autant que les autres solistes ont des voix plus « angéliques », qui se marient toutes remarquablement entre elles. Une vraie équipe, au service de la musique, et de quelque chose qui se trouve peut-être meme au delà de la musique.
A la fin de sa vie, Rossini s’inquiétait de savoir si ce qu’il avait écrit était « de la musique sacrée ou de la sacrée musique ». Le présent enregistrement apporte une réponse définitive. Reposez en paix, Maestro… et prenez au paradis des musiciens la place qui vous revient aux côtés de vos illustres modèles.