Jusqu’à sa mort en mars dernier, Krzysztof Penderecki ne cessa de cultiver le paradoxe autour de sa personnalité. Fer de lance de l’avant-garde polonaise des années 1960, il s’adoucit au fur et à mesure de sa carrière, tant et si bien que ses dernières œuvres sont plus proches de Schubert que de Bartok. Personnage peu médiatique, il devint cependant une figure de premier plan en Pologne, présidant de nombreuses associations musicales et horticoles (son autre passion). Fervent croyant, sa musique fut utilisée dans des films tout sauf catholiques tels que The Shining, L’exorciste ou encore Shutter Island.
S’il est une œuvre qui incarne bien l’ambivalence du personnage, c’est certainement la Passion selon saint Luc, dont l’enregistrement de la représentation en juillet 2018 au Festival de Salzbourg vient de paraître chez BIS. Ecrite en 1966, elle est encore bien ancrée dans la première période du compositeur : sérielle, à la recherche de nouvelles sonorités orchestrales, et faisant la part belle aux techniques aléatoires déjà développées par Lutosławski. Pourtant, on sent déjà poindre les caractéristiques du second style, dans une partition parsemée de fugues rigoureuses, d’accords parfaits majeurs et de sections qui lorgnent vers la tonalité.
Dire que cette passion reflète le conflit intérieur de son compositeur serait certainement pousser la psychanalyse un peu loin, mais le parallèle mérite d’être tenté. Tiraillé entre son et note, entre fonctionnalité et clusters, Penderecki expose d’emblée le dilemme qui l’habite, et utilise les faiblesses de l’ambivalence pour produire une œuvre forte.
Pour servir cette double musique, le compositeur peut compter sur l’Orchestre symphonique de Montréal, et sur la baguette ultra-efficace de Kent Nagano. Celle-ci restitue tout aussi bien les masses sonores aléatoires des passages les plus dramatiques que la résignation qui colore toute l’œuvre. On salue vivement la présence de deux phalanges chorales polonaises (le Krakow Philharmonic Choir et le Warsaw Boys’ Choir), tant leur prestation est irréprochable. Le premier surprend par sa sonorité droite, pure, mais puissante, très éloignée du symphonisme lyrique des chœurs allemands ou autrichiens. Lors de ses rares interventions, le chœur d’enfants brille aussi par sa maîtrise impeccable de la partition.
Des trois solistes (quatre si l’on compte le narrateur investi qu’est Sławomir Holland), on retient avant tout le timbre amer du baryton Lucas Meachem. L’émission se veut parfois dure, mais demeure toujours en adéquation avec la partition.
La Passion jouit déjà d’une discographie confortable, dont une version par le compositeur lui-même. Cet enregistrement n’est peut-être pas le plus poignant (on pense à la version de référence par Antoni Wit), mais la grande qualité des phalanges réunies lui garantit une petite postérité.