« Elle doit avoir eu une grande épouvante ». C’est sur la base de phrases comme celle de Golaud dans sa lettre à ses parents que Dmitri Tcherniakov a dû construire sa lecture de Pelléas et Mélisande. Si l’on en croit l’héroïne, « tous » lui ont fait un mal qu’elle ne peut pas dire et qui la pousse désormais à redouter le moindre contact physique. Autrement dit, Mélisande est un fascinant cas clinique de trouble de la personnalité, et le metteur en scène russe a imaginé de la soumettre à l’examen de la famille d’Allemonde, où l’on est apparemment psychiatre de généation en génération. Au château, on pratique l’hypnose et la suggestion (même Yniold s’y met, au quatrième acte, en prenant pour victime l’époux de Geneviève, depuis peu guéri). Pas de chance pour la pauvre Mélisande : les psys sont encore plus dingues que les malades, et le bon docteur Golaud a tôt fait de se métamorphoser en tortionnaire, dès lors qu’il s’éprend de sa patiente. Autrement dit, Tcherniakov nous refait le coup – ça commence à bien faire – du « Centre de soins en psycho-traumatologie pour victimes de [ce que vous voudrez] », et il touche franchement aux limites de l’exercice. Quoi de moins théâtral, en effet, qu’un psy assis dans son fauteuil pour prendre des notes à côté de sa patiente étendue les yeux fermés sur le divan (même si elle est parfois animée de soubresauts) ? Toute la première scène de l’opéra se déroule ainsi, avant que le demi-frère de Golaud ne prenne le relai : dans les deux cas, déontologie oblige, on ne perçoit pas le moindre investissement affectif chez le psy, d’où un dialogue étrangement vidé de tout contenu émotionnel de la part des messieurs, qui aident simplement Mélisande à revivre une situation traumatique. On s’étonne d’autant plus quand Golaud ou Pelléas reviennent tout à coup métamorphosés en amoureux passionnés. Evidemment, Pelléas n’est pas tué à la fin du quatrième acte, il s’en va, tout bêtement. En dehors de quelques moments frappants bien que d’un goût douteux (la descente aux souterrains devient exploration du corps de la jeune femme, Golaud invitant son frère à mettre la main sur sa poitrine ou ailleurs, en lui demandant s’il n’a jamais pénétré dans cet endroit où règne une odeur de mort), l’ennui guette plus souvent qu’à son tour.
Dès lors, Alain Altinoglu a beau diriger de son mieux le Philharmonia Zurich, l’audition est un peu anesthésiée par le côté glacé de la mise en scène, qui ne sort à aucun moment du vaste appartement blanc qu’habitent les d’Allemonde, et où l’on se repasse en boucle les vidéos des séances d’analyse de la pauvre Mélisande.
Faut-il s’étonner que, dans un pays où le français est l’une des langues officielles, et pour un opéra où le texte passe avant tout, la distribution n’inclue aucun francophone ? Tous font des efforts louables pour articuler notre langue et le résultat n’est pas déshonorant, sauf peut-être pour Yniold, chanteur issu du chœur d’enfants de Tölz, dont le débit haché ne ressemble pas à grand-chose. La palme de la meilleure diction va incontestablement à Yvonne Naef, aux faux airs de Françoise Fabian sous son opulente crinière blanche. Sa lecture de la lettre est un modèle de naturel. Viendrait en seconde position Kyle Ketelsen, dont le Golaud est assez idiomatique, avec un timbre suffisamment sombre pour se distinguer de son jeune demi-frère, sans toutefois rivaliser avec Arkel. Dommage que la production lui impose une étrange palette d’affects, du détachement initial au côté rieur du « Quels enfants ! Vous êtes des enfants » concluant la scène de la tour. Corinne Winters possède elle aussi un français de qualité, mais comme toujours avec la soprano américaine, c’est la couleur de la voix qui étonne : on croit entendre une Mélisande mezzo, ce qui n’a rien d’impossible, on le sait, et qui contribue sans doute ici à rendre le personnage plus tourmenté encore. Avec Jacques Imbrailo, pourtant familier du rôle, on trouve un Pelléas qui semble attribuer la même valeur à toutes les syllabes, là où il faudrait au contraire mieux exploiter leurs différences pour donner plus de relief au texte. Scéniquement, le personnage conserve tout son charme juvénile, même si l’on est un peu surpris par son brusque passage au côté chien fou quand commence la scène de la tour. Brindley Sherratt prête à Arkel une noirceur appréciable, mais ses notes les plus aiguës plafonnent vraiment, et il persiste à faire entendre la consonne de certaines syllabes nasales.