Arrivant peu après une année de centenaire debussyste, c’est un Pelléas assez rare au disque que nous offre le label Malibran, écho des fameux Met Broadcasts, datant de la toute fin de l’année 1962, et donc d’un autre centenaire, celui de la naissance du compositeur. Evidemment, il est dommage qu’il manque plusieurs secondes par endroits, et donc plusieurs répliques, mais peu importe au fond la qualité fluctuante de la bande (sur le premier CD principalement), car face à un tel document, toutes les réserves tombent. La distribution est en effet de nature à faire bondir – de stupeur, de joie ou d’effroi – tout pelléastre qui se respecte.
Le chef, d’abord. Ernest Ansermet, qui avait gravé dix ans auparavant l’une des plus belles intégrales de studio – la plus belle, diront d’aucuns – réussit à enseigner l’idiome debussyste à l’orchestre du Met : alors qu’il venait de faire ses débuts new-yorkais en septembre 1962, avec deux représentations de L’Amour sorcier, et qu’il ne reviendrait plus au Met après les cinq représentations de Pelléas données en novembre-décembre, le chef suisse propose un kaléidoscope de couleurs variées, où l’on entend passer du Moussorgski, ce qui est encore assez compréhensible compte tenu de l’admiration de Debussy pour Boris, mais même du Stravinski (Petrouchka, ou même L’Histoire du soldat). Rarement la forêt aura été aussi dense et menaçante, et l’on ne sait vraiment pas « ce qu’il y a ici, toute la nuit ».
A cet orchestre brillant répond une équipe de prestigieux solistes qui permet d’entendre Pelléas chanté à pleine voix. Toute réticence face à un Pelléas ténor devrait être dissipée par la présence de Nicolai Gedda, romantique à souhait mais pas seulement, tantôt très policé, tantôt chien fou, exalté et en même temps inquiétant parce que sa voix, maintenue dans un registre inhabituellement grave, paraît beaucoup moins solaire que dans son répertoire ordinaire. Du Pelléas de Gedda, on connaissait jusqu’ici une captation munichoise de novembre 1971 dirigée par Rafael Kubelik, publiée par Orfeo en 2016, mais dix ans auparvavant, le ténor suédois avait d’autres atouts à faire valoir. On s’émerveille de la liberté, du naturel absolu de sa déclamation, de l’ardeur qu’il déploie dans la scène de la tour, ou du malaise qu’il communique à « J’étouffe ici ». Une chance que la représentation radiodiffusée ait été la dernière de la série, car les deux premières offraient en Pelléas un baryton, Theodor Uppman, le fameux créateur de Billy Budd, qui tenait le rôle au Met depuis 1953.
En 1962, à 30 ans, Anna Moffo en est encore à son zénith, bien avant la crise vocale qui la frappera quelques années plus tard. On s’étonnera peut-être d’entendre Mélisande interprétée par une grande voix familière du répertoire italien, une voix chaude, passionnée, tout le contraire de certaines sopranos chlorotiques, mais il n’y a là nul contresens. Confier Mélisande à une Manon, une Thaïs, c’est revenir exactement à ce qu’était Mary Garden, la créatrice du rôle. On avait simplement oublié que Mélisande pouvait avoir cette vigueur et ces élans, ces épanchements et ces emportements, cette tendresse et cette sensualité… L’alchimie avec Gedda semble avoir fonctionné, car tous deux allaient, à partir de l’année suivante, former le couple idéal du Met en Manon et Des Grieux (de Massenet).
De George London, l’amateur d’opéra français aura peut-être en mémoire sa participation aux Contes d’Hoffmann de Cluytens (deuxième version), où il était un Coppélius pas très agile, un Miracle dépourvu d’ironie. Peut-être parce qu’il était cadré par Ansermet, son Golaud au français excellent stupéfie par le gigantisme de la voix. Pas la peine d’en rajouter dans la colère de la scène d’ « Absalon, Absalon », cet homme-là est déjà tout en débordement, c’est un bouillonnement d’énergie constant, qui s’étrangle sur un sanglot assez terrible au dernier acte.
Le seul risque, avec un Golaud aussi monumental, est de ne pas trouver un Arkel à sa mesure. Roi d’Allemonde au Met de 1953 à 1983, Jerome Hines est une vraie basse telle qu’on a un peu perdu l’habitude d’en entendre dans le rôle. Si la couleur des timbres ne permet pas toujours de distinguer le grand-père et le petit-fils au cinquième acte, cet Arkel plein de noblesse se révèle malgré tout assez magistral.
Blanche Thebom, pour sa part, prouve qu’un format wagnérien peut s’avérer idéal pour Geneviève, et la mezzo américaine nous rappelle un âge d’or où savoir articuler le français était une nécessité pour tout chanteur, nécessité hélas trop souvent perdue de vue dans le dernier tiers du XXe siècle.
Surprise suprême, on entend en Yniold celle qui serait la Violetta de Zeffirelli, la Lulu de Chéreau et Boulez ! Agée d’à peine 25 ans, Teresa Stratas commençait seulement à occuper le devant de la scène certains soirs au Met, mais elle était encore largement cantonnée aux tout petits rôles, une servante dans Elektra, la comtesse de Ceprano, ou Barberine après avoir longtemps été une Paysanne dans Les Noces de Figaro… Sa prestation relève sans doute plus de la curiosité, car son français est hésitant et on pourra lui reprocher une légère tendance à surjouer le côté puéril d’Yniold.
Voilà en tout cas un enregistrement qui parviendra peut-être à faire de nouveaux convertis à la cause debussyste, grâce aux sortilèges purement vocaux et instrumentaux de cette version hors-normes.