Le 1er février 1926, La Rampe, un magazine théâtral de l’entre-deux-guerres, applaudissait à deux mains la création de Passionnément quinze jours auparavant au théâtre de la Michodière : « M. André Messager, plus jeune, plus en verve que jamais nous a ravis par la fraîcheur de ses idées mélodiques et la finesse pleine de science musicale de son orchestration si purement classique » – le compositeur venait alors de souffler ses 72 bougies, ce qui explique la mention de son admirable jeunesse. Et le critique musical de poursuivre : « Que d’esprit dans ces pages dont tant de charme se dégage et gagne le public qui se laisse bercer et séduire en les écoutant ! Voilà de la vraie musique d’opérette et d’opérette française ».
A l’écoute de l’enregistrement proposé par le Palazzetto Bru Zane au format désormais familier de livre-disque – le 28e de la collection « opéra français » –, on ne peut que se ranger à l’avis émis un siècle plus tôt. Ce n’est pas un hasard si l’article est intégralement cité aux côtés d’une brève analyse de Passionnément par Christophe Mirambeau et d’un portrait d’André Messager par Roland-Manuel : le témoignage d’époque a valeur d’affirmation. Sur un argument vaudevillesque mis en paroles par Maurice Hennequin et Albert Willemetz, André Messager a déposé un nuage de notes dont l’élégance, le charme et la grâce, pour reprendre la formule de Widor, sont de ceux que l’on associe à la musique française. Reynaldo Hahn, abordé dans les deux précédents volumes de la collection – L’Île du Rêve et Ô mon bel inconnu – n’est pas loin, même si les deux compositeurs n’étaient pas particulièrement amis – Le second considérait le premier comme « l’inventeur de la planche pourrie » car on ne sait jamais ce qu’il dira, pensera ou fera »*.
Comme pour Ô mon bel inconnu, le Palazzetto Bru Zane a eu la bonne idée de ne pas enregistrer les dialogues mais d’en proposer l’intégralité dans le livre qui accompagne le disque. Place donc à la seule musique, confiée à la direction scrupuleuse de Stefan Blunier à la tête du Münchner Rundfunkorchester. La formation orchestrale et le maestro ne sont pas forcément les plus attendus dans un répertoire que l’on sait délicat comme une tasse de porcelaine, mais faut-il se plaindre que la mariée soit parfois trop vigoureuse ? En l’absence d’artifices théâtraux, l’œuvre l’exige pour convaincre l’auditeur de sa viabilité.
Conçu pour une salle de dimension modeste, Passionnément ne requiert ni chœur, ni ballet, ni figurants mais des artistes capables d’en respecter le genre autant que la manière. Tel est le cas de la distribution réunie par le Palazzetto Bru Zane. Chanteurs ou acteurs ? That is the question, dirait William Stevenson, le cocu de l’histoire interprété par Eric Huchet, aussi convaincant et idiomatique dans Messager que dans Offenbach, malgré l’accent anglais imposé par le livret. Choix a été fait de privilégier les voix si l’on en juge aux noms d’Etienne Dupuis et de Nicole Car en tête d’affiche, plus couramment associés à l’opéra que l’opérette. En femme de chambre « pas très exigeante », la soprano, bien qu’irréprochable dans un rôle qui ne réclame pas d’exploits vocaux, apparaît trop souvent impersonnelle. Le baryton, lui, évolue dans cet univers raffiné avec un chic, un art du phrasé et de la demi-teinte qui rendent son Robert Perceval incontestable et ses « Passionnément » irrésistibles. Face à l’empressement juvénile de son amant, Véronique Gens campe une digne Ketty, plus cougar que troublante. Avec trois couplets, un par acte, Chantal Santon-Jeffery dispose d’arguments suffisants pour démontrer qu’Hélène est plus qu’un personnage secondaire. Armando Noguera, dont le Capitaine Harris se limite à quelques interventions dans les ensembles, n’a pas cet avantage.
* Lettre de Reynaldo Hahn à M. Brisson du 28 juin 1924 – cité par Philippe Blay dans sa récente biographie du compositeur