En 2010, commandité par Placido Domingo, Daniel Catán avait choisi Pablo Neruda comme héros de son opéra Il Postino, vu au Châtelet en 2011. Heureusement, l’écrivain chilien a inspiré bien d’autres compositeurs américains, qui goûtent apparememnt sa poésie toujours accessible. Dès 1971, Samuel Barber mettait en musique The Lovers ; peu avant de nous quitter, l’à jamais regrettée Lorraine Hunt avait créé en 2005 les Neruda Songs de son époux, Peter Lieberson. Et il y en aurait bien d’autres à citer encore, comme le prouve le nouveau disque de l’ensemble vocal Conspirare, dont l’un des grands mérites est de nous faire découvrir quelques compositeurs d’outre-Atlantique assez peu médiatisés mais dont l’un d’eux au moins n’en possède pas moins une authentique voix personnelle.
Sans doute beaucoup moins avant-gardiste que la plupart de ses homologues européens, Cary Ratcliff ne succombe pas pour autant aux sirènes du néo-traditionnalisme. Né en 1953, il se taille la part du lion avec son Ode to Common Things, cinq pièces qui représentent plus de trois quarts d’heure de musique, soit près des deux tiers du disque. Par bonheur, Ratcliff est aussi le plus intéressant des compositeurs réunis ici. Les premières mesures de son « Ode aux choses » (la première du recueil) rappellent étonnamment John Adams, mais avec une grande liberté par rapport à la méthode répétitive, avec beaucoup de souplesse dans la conduite du discours musical. En relation avec les textes du poète chilien, les rythmes et sonorités sud-américaines s’imposent assez naturellement (on pense plus d’une fois à Revueltas). Cette musique se renouvelle constamment, avec des atmosphères constamment changeantes, notamment grâce au rôle des instruments, même dans cette version réduite par rapport à la partition originale pour grand orchestre.
Paradoxalement, c’est le plus jeune des trois, Shawn Kirchner, né en 1970, qui compose la musique la plus tournée vers le passé, avec un accompagnement pianistique assez banal, sans audace ni recherche dans les sonorités. Ces deux mélodies d’après des sonnets de Neruda forment ainsi une brève plage (à peine plus de huit minutes en tout) entre les compositions de ses aînés. Alors que ses deux confrères s’appuyaient sur le texte original en espagnol, le doyen, Donald Grantham (né en 1947), ne garde la version originale que pour le chœur, et confie aux solistes une traduction anglaise. Sa « Chanson désespérée » d’une petite vingtaine de minutes donne le beau rôle à une basse soliste qui dialogue avec une soprano, le chœur restant à l’arrière-plan après avoir introduit la pièce. Bien que composée en 2005, elle pourrait avoir été conçue cinquante ans auparavant, par un contemporain de Britten. On admire néanmoins le brio de l’écriture vocale, porteuse d’une réelle émotion.
Une fois de plus (on avait eu l’occasion de saluer leur disque Barber), les chanteurs du chœur Conspirare forcent l’admiration par leur engagement et leur limpidité, sous la direction experte de Craig Hella Johnson. Quatre membres de l’ensemble se voient confier une partie soliste. Remarquée dans Siroe de Hasse, Lauren Snouffer est présente dans les odes 3 et 5 du cycle de Ratcliff, et on la retrouve dans le morceau de Grantham ; on admire sa virtuosité, malgré un aigu parfois acide. La mezzo Laura Mercado-Wright joue un peu les cantaoras dans l’ « Ode à la guitare » avant de mêler son timbre sensuel à celui de la soprano dans l’ « Ode au pain ». Moins sollicité, le ténor Eric Neuville n’a que quelques phrases à interpréter pour chanter les louanges de la guitare, dont quelques mots en falsetto. La basse James K. Bass, enfin, profite des occasions de briller qu’offre le rôle de premier plan qui lui est confié dans le morceau de Donald Grantham.