Que Venise ait voulu participer aux festivités du bicentenaire de Verdi, quoi de plus légitime ? La cité des Doges eut le privilège d’accueillir toute une série de créations entre 1844 et 1857 : Ernani, Attila, Rigoletto, La Traviata et Simon Boccanegra. Verdi a même écrit un opéra qui se déroule à Venise, I due Foscari, et l’on se dit que ce dernier titre aurait eu toute sa place lors d’une représentation de plein air. Mais des considérations de remplissage ont dû militer en faveur d’une œuvre mieux connue du grand public, et Otello l’a donc emporté, même si son action, dans le livret de Boito, est entièrement située à Chypre.
Le Palais des Doges a donc été choisi comme écrin pour cette représentation, les spectateurs (invisibles sur ce DVD) tournant le dos à la lagune et faisant face à l’escalier des Géants. Première source d’étonnement : les costumes XIXe siècle permettent certes de rapprocher les personnages de notre époque, mais pourquoi diable avoir choisi de transposer l’action à l’époque de Verdi alors que le spectacle se déroule dans ce somptueux édifice qui semble fait pour servir d’arrière-plan à une toile de Véronèse ? En fait, la même équipe avait été réunie en novembre 2012 à La Fenice, et le spectacle aura donc été simplement transposé dans un autre cadre. La mise en scène de Francesco Micheli est celle d’un habitué du plein air : il a monté Roméo et Juliette à Vérone et a récemment succédé à Pier Luigi Pizzi à la tête du festival de Macerata. Il sait occuper un espace particulièrement vaste en déployant intelligemment le chœur, mais on s’étonne aussi de quelques bizarreries : pourquoi Desdémone se livre-t-elle à un strip-tease qui s’arrête à la chemise, ôtant jusqu’à son corset alors qu’elle chante le final de l’acte III ? Cela lui permet bien sûr d’être déjà en tenue pour se coucher à l’acte suivant, mais on pourra juger tout aussi étrange que son lit soit un simple tréteau de bois nu, comme si elle était déjà un cadavre. La faire revenir à la toute fin de l’œuvre pour tendre à Otello le poignard avec lequel il se suicide est une idée dont la pertinence ne convaincra pas non plus tout le monde. Davantage peut-être que les éclairages faisant passer les façades du palais par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, on retiendra la projection d’images des constellations, du lion vénitien au serpent qu’est la jalousie. Quant à la réalisation, les gros plans ne sont pas toujours un avantage pour ce type de spectacle, notamment lorsque quatre mimes tout de noir vêtus encerclent les personnages pour symboliser les forces du mal, peut-être plus impressionnants vus de loin.
Musicalement, il y a ici un peu de tout. Le Cassio de Francesco Marsiglia est assez passe-partout et, sans être désagréable, son timbre n’a rien de bien mémorable. Avec Carmela Remigio, les choses se gâtent franchement : cette soprano a jadis su plaire dans les emplois de vierges candides, mais sa voix semble s’être bien artificiellement adaptée à des rôles plus exigeants, comme si l’on entendait une petite fille avec beaucoup de vibrato. On est surtout frappé par une pauvreté de couleurs et par un manque d’onctuosité qui devraient la disqualifier pour Desdémone. Lucio Gallo a derrière lui un solide métier et on est heureux de voir qu’il sait se dispenser en Iago de certaines grimaces de méchant dont il a pu nous gratifier par le passé. L’aigu n’est plus tout à fait ce qu’il était, et il est contraint de tricher un peu dans la chanson à boire, dont il transforme le « Beva » en « Bea », sans doute plus facile à émettre. Gregory Kunde, enfin, est désormais un ténor verdien à part entière, tout en gardant à son actif les personnages rossiniens, dont « l’autre » Otello de l’histoire de l’opéra. Devenu baryténor, il enchaîne depuis quelques années les prises de rôle lourdes. Sa prestation est assez convaincante à entendre (un peu moins à voir, car on l’a connu bien meilleur acteur) : la voix possède des couleurs sombres mais n’a pas perdu son insolence dans l’aigu. Quant à Myung-Whun Chung, il connaît depuis longtemps son Otello sur le bout des doigts. Somme toute, il est dommage qu’on ait privilégié, pour la captation, « l’événement » en plein air plutôt qu’une représentation donnée dans un théâtre, qui aurait sans doute été préférable à tous points de vue, plus aboutie scéniquement et dans de meilleures conditions acoustiques.