Si les opéras de Vivaldi sont presque devenus monnaie courante au concert, les représentations scéniques en restent rares, surtout à Paris et en France de manière générale. Depuis la production historique d’Orlando Furioso au Châtelet en 1981, on n’a guère pu voir dans la capitale que le Catone in Utica (2001) complété par Jean-Claude Malgoire, spectacle de Tourcoing venu à l’Opéra-Comique. L’attente était donc particulièrement vive pour le spectacle proposé au printemps dernier par le TCE, d’autant qu’il représentait l’étape finale d’un processus enclenché plusieurs années auparavant : l’Orlando donné en concert par l’ensemble Matheus avait connu un vif succès en 2003, qui avait débouché sur un disque en 2004, et l’épreuve de la scène aurait dû en être le couronnement. « Aurait dû », car le résultat ne fut pas tout à fait à la hauteur des espérances (voir recension).
Plusieurs atouts étaient pourtant réunis, à commencer par la présence du metteur en scène Pierre Audi, auquel le répertoire baroque a souvent réussi, avec notamment un magnifique Zoroastre de Rameau (également avec le costumier et décorateur Patrick Kinmonth), servi mal réchauffé Salle Favart en 2009. Tout commence plutôt bien, Audi ménageant d’intéressantes confrontations non prévues par le livret : c’est ainsi en caressant Medoro, et épiée par Bradamante, qu’Alcina chante « Vorresti amor da me », théoriquement adressé au seul Astolfo. Dans ce décor blanc, noir et gris (à l’instar des costumes), les portes ne claquent pas, mais comme chez Feydeau ceux qui ne devraient jamais se rencontrer se croisent inévitablement, sans toujours se reconnaître, masques de carnaval aidant. Ces allées et venues ne suffisent cependant pas à créer le climat vénéneux de voyeurisme que voulait peut-être Pierre Audi. Le palais d’Alcina est ici un palazzo vénitien, dans le grand salon duquel la magicienne-entremetteuse exerce ses coupables talents. Le réalisme apparent cède bientôt la place à des enchantements d’où le fantastique est bien absent : Ruggiero s’échoue sur une table renversée, et au deuxième acte, les personnages évoluent au milieu de meubles surdimensionnés. Au troisième, c’est le monde à l’envers (sur le rideau, le salon vénitien a la tête en bas), à moins que ce ne soit l’asile de fous : dans la pénombre, les protagonistes errent, dépenaillés, le visage ravagé, apparemment tous contaminés par la démence d’Orlando.
Galvanisée par la scène, Marie-Nicole Lemieux livre un extraordinaire numéro d’actrice et se révèle tout à fait crédible en héros torturé par l’amour. Face à sa fureur, sa furie, sa folie, les autres personnages paraissent un peu pâles, à l’exception peut-être d’Alcina. Cet Orlando est tellement survolté que ses vocalises ne sont pas très propres, ou plutôt que beaucoup de notes disparaissent dans le feu de l’action : pour la phrase « Il sussurrar dell’onda », dans le célèbre « Sorge l’irato nembo », chaque syllabe est réduite à une note alors que la partition en prévoit au moins deux, mais cela tient en fait aux tempos excessivement rapides qu’impose Jean-Christophe Spinosi. Les récitatifs ont été bien abrégés, mais cela ne suffisait sans doute pas encore à maintenir la durée du spectacle dans les limites du raisonnable, et plusieurs chanteurs font les frais de cette précipitation aberrante. Il suffit d’écouter le disque, moins bousculé, pour en juger. Philippe Jaroussky est relativement épargné, et son chant distille un charme inentamé dans « Sol da te, dolce amore », un des rares moments de grâce de cette représentation.
La comparaison avec le disque ne tourne cependant pas à l’avantage de tous, car le temps s’est montré cruel avec Mesdames Cangemi et Larmore. Si l’aigu de la première est devenu bien incertain, la seconde reste une Alcina scéniquement ensorceleuse, mais à l’accent épouvantable, et à la voix parfois nasillarde. Parmi les nouveaux, Christina Hammarström trouve en Bradamante des accents d’une véhémence bienvenue ; Christian Senn, découvert dans La Pietra del paragone dirigée par Spinosi au Châtelet, tire le meilleur parti des quelques airs confiés à Astolfo, quand on lui laisse le temps de les chanter convenablement. Succédant à Blandine Staskiewicz dans le petit rôle de Medoro, Romina Basso ne peut pas toujours exploiter les ressources d’un timbre somptueux dans le grave, mais plus ordinaire dans l’aigu.
Mise en scène, direction et distribution à moitié convaincantes : nous sommes sur la bonne voie, mais le miracle scénique vivaldien n’a pas encore eu lieu.