La place à donner à La clémence de Titus dans le corpus mozartien continue de faire débat : pour les uns, c’est une œuvre de commande expédiée par un Mozart aux abois financièrement et physiquement, qui ne reflète que très imparfaitement le génie de son auteur. Pour d’autres, c’est un maillon essentiel dans l’œuvre du maître, un retour « intelligent » vers les formes un peu surannées de l’opéra seria mais sublimant les contraintes du genre. Se basant sur une analyse minutieuse du livret, ces derniers affirment que la partition met en scène les convictions maçonniques de Mozart, révélant par là ce qu’il avait de plus intime.
Jérémie Rhorer appartient visiblement à cette seconde catégorie d’interprètes, qui croient dans les potentialités musicales et dramatiques de l’œuvre. Baroqueux de stricte observance, il insuffle à toutes les phrases une vitalité irrésistible, quitte à brusquer un peu ses instrumentistes. Après une ouverture pétaradante, cela nous vaut des airs habités, des ensembles menés d’une main sûre, des finales d’actes gorgés de vie ; mais tous ces efforts viennent échouer sur la question des récitatifs. Ces interminables tunnels expressifs, qui ne sont probablement même pas de la main de Mozart, brisent irrémédiablement le rythme scénique que le chef s’est mis en peine de bâtir. Même si, là aussi, on sent que les choses ont été repensées et travaillées avec beaucoup de minutie. C’est audible notamment dans la relance perpétuelle du continuo. Le contraste avec les passages proprement musicaux est trop fort, et les baisses de tension finissent par provoquer un ennui mortel chez l’auditeur. Peut-être vaut-il mieux adopter un ton solennel et empesé dès le début, comme le faisait Istvan Kertesz dans son enregistrement Decca. La continuité de l’opéra en souffrirait moins.
La distribution est inégale au niveau des mérites vocaux. Elle offre cependant l’avantage d’être soudée derrière les idées du chef, et de tout faire pour rendre crédible la dramaturgie du dernier Mozart. Jusqu’à bousculer les règles du pur chant. Ainsi en va-t-il de Julie Fuchs, qui plie son ravissant soprano à des contorsions expressionnistes donnant sens au texte. Les amateurs de pure beauté vocale fronceront le sourcil, mais la démarche est cohérente. Même souci de réalisme chez Julie Boulianne et Robert Gleadow. Les rôles sont déclamés avec ferveur, au prix de quelques écarts de justesse ou de ligne, impression encore renforcée par la prise de son sur le vif. Avec le Titus de Kurt Streit, la balance entre effet et rigueur penche du mauvais côté. Il a pourtant été un des plus grands titulaires du rôle, qu’il a promené sur toutes les scènes de la planète ; l’intelligence du texte et la compréhension du rôle restent phénoménales. Hélas, la fatigue est perceptible dès les premières interventions et va croissant au fil de la soirée, jusqu’à compromettre totalement les airs vocalisés du deuxième acte, qui font peine à entendre. Karina Gauvin penche de l’autre côté : reine de la distribution en termes de timbre et de technique, elle délivre une Vitellia de grand style, dans la plus pure tradition mozartienne, tout en puisant dans l’énergie du chef une passion de tous les instants. Elle est le vrai atout du coffret. Plus que le Sesto de Kate Lindsey, qui ne prend pas le temps d’installer la suspension réclamée par ses deux rondos, et qui connaît en plus d’importants problèmes de souffle. Avec tant de faiblesses, ce nouvel enregistrement peine à s’imposer. Il restera toutefois comme un beau témoignage de ce qu’un chef et des chanteurs engagés peuvent mettre comme vie dans un ouvrage controversé.