En 2004, pour inaugurer son théâtre reconstruit à l’identique après le funeste incendie de 1996, la Fenice propose la Traviata, créée dans le même lieu en 1853. Ce choix de programmation, fortement symbolique – après tout, Venise a longtemps été « fameuse pour le faste et l’extravagance de ses courtisanes »* – s’avère judicieux et le succès au rendez-vous. Ce n’est pas un hasard. Toutes les conditions sont réunies pour faire de ce spectacle une réussite mémorable.
Tout d’abord, la mise en scène : Robert Carsen a pris le parti de moderniser résolument l’œuvre, suivant en cela le désir de Verdi qui voulait « un sujet de notre époque ». Pas de crinolines, de tournures et de fastes Second Empire à la Zeffirelli ici, mais une épure visuelle habituelle chez le metteur en scène. Comme à l’accoutumée, son travail révèle le contenu et la richesse de l’œuvre, toujours en accord non pas tant avec les didascalies qu’avec le contenu même du livret. On est ici aux antipodes de l’ambiance de la Fenice présentée dans Senso de Visconti, mais dans un réalisme qui lui est proche. Là où le cinéaste italien s’inscrivait dans les remous du Risorgimento, l’homme de théâtre canadien habite un présent mondialisé où l’on reconnaît son efficacité, la beauté de ses lumières, la justesse de sa direction d’acteurs et la pertinence de ses choix. Simple mais riche et signifiante, sa mise en scène évoque toutes sortes d’univers. On pense à Fassbinder, au Vegas de Scorsese dans Casino, à Cabaret de Bob Fosse, à Otto Dix et à tant d’autres encore… Les scènes de la fête, notamment, sont drôles et superbement chorégraphiées par Philippe Giraudeau. Les gitanes sont des danseuses du Crazy Horse ou des Folies Bergère, les matadors des cowboys qui nous offrent un rodéo à la Village People. Tout cela oscille entre classe et vulgaire, comme notre cocotte et son entourage….
Dans le rôle de Violetta, Patricia Ciofi s’impose aisément. Certes, son timbre pourrait être plus ample et d’autres manquements lui être reprochés, mais pourquoi chercher davantage que cette qualité essentielle au rôle : l’humanité ? Souvent sur la corde raide, la chanteuse produit pourtant toutes les notes, y compris celles auxquelles on ne s’attendait pas. Car, en effet, c’est la version originale du 6 mars 1853 qui est ici reprise et les variantes enrichissent l’écoute d’une œuvre qu’on connaît par cœur et qui se renouvelle agréablement ici. Roberto Saccà est un Alfredo convaincant, même si son chant très particulier plutôt ambré et quelquefois court sur les aigus n’a pas les qualités solaires d’autres grands interprètes du rôle. La ligne est un peu serrée, mais les nuances intéressantes et expressives, en particulier dans les scènes de fureur. Il est cependant un chanteur qui transcende cette distribution : Dmitri Hvorostovsky est un Germont père exceptionnel. Quand il arrive dans son costume embourgeoisé à rayures (qui semblent des cannelures proches de celles des arbres du décor, ce qui confère à la figure paternelle force et enracinement), son ton nasillard et son nez pincé par les binocles surprennent plutôt désagréablement. Puis la voix se fait plus souple au fur et à mesure de l’évolution de ses sentiments pour s’achever dans un duo véritablement amoureux avec Violetta.
Lorin Maazel est tout particulièrement à son aise à la baguette. Impérial et solennel au pupitre, apparemment très content du travail fourni à la fin de la représentation. Disons que l’orchestre accompagne merveilleusement les interprètes sans jamais couvrir les voix. Le finale du second acte est sans doute trop rapide, mais ce qui était frustrant sur place n’est pas un problème sur le DVD. Puisque tout s’achève trop rapidement, il suffit de se passer en boucle la plage 35, entre autres…
Pour conclure, une réflexion à partir d’un célèbre tableau de Carpaccio du musée Correr. Autrefois appelé Les Courtisanes car on n’avait pas connaissance de l’autre moitié de l’œuvre, il est avéré aujourd’hui que la toile représente non pas des prostituées mais deux patriciennes vénitiennes qui attendent avec un mortel ennui le retour des hommes partis à la chasse. Tout n’est que question de regard… Et aussi d’oreille. CetteTraviata l’illustre parfaitement.
Catherine Jordy
*. « Un sujet de notre époque », note d’intention de Robert Carsen dans la brochure accompagnant le DVD, p. 14.