Un an quasiment jour pour jour après sa disparition, Sony nous gratifie d’un double CD consacré à Montserrat Caballé. Très belle initiative que les aficionados attendaient. Titre bien pensé et un brin racoleur, jolie pochette kitsch seyante et plutôt bienvenue, tout nous redit dans l’iconographie et l’intitulé du collector combien Caballé était d’un autre monde, d’un autre temps, de celui où être diva c’était être déesse, inaccessible, intouchable, que l’on adule, que l’on vénère sans condition, que l’on conserve dans son trésor personnel et que l’on veut croire immortelle. Nous avions cru Caballé immortelle jusqu’à ce fatal mois d’octobre 2018 ; nous avions alors voulu retenir le meilleur de sa carrière, le plus beau, l’indicible de ses apparitions et de ses gravures. De ses apparitions sur scène surtout avec cette posture impensable aujourd’hui, immobile, statuaire, à ne s’occuper que de son chant qui seul lui importait, son velours si envoûtant, ses piani aériens à se damner, ce souffle incommensurable, avec ses seuls bras comme esquisse d’un semblant de jeu scénique. Et rien par ailleurs, rien pour les autres, une diva disions-nous. Et nous avions oublié, ou nous n’avions pas voulu voir et entendre tout le reste, les prises de rôles douteuses, l’incapacité à prononcer d’autres langues (le français surtout) que l’italien et l’espagnol bien sûr, les notes omises, les engagements tardifs et inutiles.
Alors fallait-il, dans l’exercice de l’hommage à une « diva éternelle », puisque c’est bien cela qu’on nous annonce, que Sony nous propose aussi inconsidérément une image sonore qui ne corresponde pas à celle que la postérité devra retenir ? Est-ce pour faire œuvre d’objectivité artistique que cette compilation a vu le jour, ou ne s’agit-il que d’une sélection aléatoire, sortie – et selon quel critère ?– d’un catalogue d’une richesse pourtant insondable et dont on aurait extrait, ici et là et sans les ordonner de façon intelligible, quelques pépites égarées au milieu de pièces enregistrées sur le tard et qui n’ajoutent rien à sa renommée ou d’autres encore qu’il était inutile de dépoussiérer ?
Alors nous ne verrons que le meilleur c’est-à-dire les grands rôles qui ont fait sa gloire : la réentendre dans Violetta, Norma, Adriana, dans la trilogie Tudor (Anna et Elisabetta plutôt que Maria), mais aussi dans Lucrezia, dans Lauretta (Gianni Schicchi) et peut-être surtout dans la Leonora du Trovatore , qui est un délice de fin gourmet. Car tout y est, la musicalité, le legato, la puissance, les notes aériennes d’une légèreté évanescente et cette tenue de la note ; tout y est de ce qui a fait de la Caballé la Superba.
Et puis il y a le reste sur lequel nul ne sera besoin de s’appesantir. Quelques canzone charmantes (« Hijo de la Luna ») perdues au milieu d’autres bien moins nécessaires. Et quelques souffrances aussi quand le français est écorché vif (Dalila, Carmen, Chimène, Louise) et l’anglais logé à peu près à la même enseigne (Christine dans The Phantom of the Opera).
Et enfin il y a tout ce qu’on ne retrouve pas et qu’on aurait tant aimé réentendre, toutes ces pierres, précieuses entre toutes, qui ont façonné le piédestal sur lequel la statue demeurera à jamais. Son cœur de métier d’abord : on aurait voulu retrouver sa Liu évanescente (Mehta 1974), son Elvira des Puritani (Muti 1980) malgré toutes les notes manquantes, sa Tosca impérieuse (Davis 1976). On aurait aussi aimé retrouver quelques raretés : Elisabetta de Elisabetta Regina d’Inghilterra (Masini 1976) et son duo magique avec Carreras, sa première Margherita de Mefistofele (Rudel 1974): et d’autres rôles moins attendus mais où elle fit merveille : une Salomé (Leinsdorf 1969), avec une scène finale insurpassable de folie, ou une Fiordiligi (Davis 1974) doucereuse à souhait, pour ne citer que quelques-uns de ses grands rôles marquants et manquant ici à l’appel.
Un rendez-vous amoureux au goût doux-amer donc. Mais l’amour est patient et nous osons espérer qu’il y aura mieux un jour.