Mithridate, roi du Pont-Euxin. Pharnace et Xipharès, princes. Aspasie, « déjà déclarée reine ». Ismène, fille du roi des Parthes. A part Arbate, gouverneur de Nymphée, et Marcius, émissaire romain, Mitridate ne donne pratiquement à voir que des têtes couronnées ou destinées à l’être. Le livret de Cigna-Santi en rajoute même sur ce plan par rapport à la tragédie de Racine, d’où le personnage d’Ismène est absent. Nourri de théâtre classique, Clément Hervieu-Léger a choisi de nous montrer les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être, non pas des héros antiques parés de cuirasses, mais des êtres faibles et donc proches de nous. Non des rois, mais des individus qui jouent à la royauté : durant un conflit armé, des comédiens qui campent dans un théâtre, en un lieu et en un temps qui ne sont pas les nôtres, mais qui n’en sont pas loin. On pense à Underground, le film d’Emir Kusturica, dont les protagonistes restent cachés vingt ans dans une cave, des années 1940 aux années 1960. Plusieurs ont à la main le Mithridate de Racine en classique Larousse de l’entre-deux-guerres (couverture violette) et tout commence comme un jeu, dans tous les sens du terme : l’un des deux enfants présents tout au long du spectacle lit le deuxième vers de la pièce (cette intervention parlée est donc, fort heureusement, beaucoup plus courte que celle qui introduisait La Clémence de Titus montée au TCE la saison précédente), et chacun adopte un personnage. Les garçons (deux blessés de guerre) se montrent d’abord réticents – le théâtre, c’est un truc de filles, c’est bien connu – mais les dames se prennent au jeu, elles en rajoutent même un peu. Mais très vite, les uns et les autres oublient cette distance et se donnent à fond. D’abord assez mal fagotés, ils troquent leurs vêtements ordinaires contre des tenues un peu plus royales. Et à la fin, après être mort, Mithridate se relève pour saluer, comme cela va de soi. Ce que l’on voit est donc du bon et vrai théâtre, et la transposition se laisse commodément oublier dès que l’on entre dans le vif du sujet.
Par chance, le ramage de ces messieurs et dames est aussi étincelant que leur plumage peut paraître terne. Patricia Petibon trouve en Aspasie un rôle à la mesure de ses moyens, qui exploite non seulement toute sa virtuosité, mais aussi ses facultés dramatiques. On se réjouit de voir que la clownesse sait se métamorphoser en tragédienne, sans emphase ni grimace. Et elle semble se jouer des difficultés dont Mozart a hérissé ses airs, comparables à ceux de Giunia dans Lucio Silla, et auprès desquels ceux d’Elettra dans Idomeneo ont l’air de promenades de santé. Avec Ismène, Sabine Devieilhe n’a pas à explorer les mêmes abîmes de sentiment, mais plutôt à proférer des suraigus qu’elle émet sans la moindre acidité, et en parvenant à les rendre expressifs. On reste sur de pareils sommets avec Michael Spyres dans le rôle-titre : les habitués du festival de Pesaro connaissent bien les prouesses dont le ténor américain est capable, et c’est en avec un naturel stupéfiant, une déconcertante aisance qu’il aligne les différents airs de Mithridate, presque tous composés de brusques sauts d’un extrême à l’autre d’une tessiture surhumaine.
Myrtò Papatanasiu est une fort belle artiste, qui assume pleinement le travesti fort peu illusionnistes qu’on lui confie, mais malgré une agilité incontestable, l’animation de son chant prend parfois le dessus sur la pureté de l’émission, d’où des aigus peut-être moins nets qu’on ne les voudrait dans ce type de musique. De Christophe Dumaux on pourrait dire qu’il se bonifie avec les années, son timbre s’étant peu à peu départi de certaines aigreurs pour atteindre une beauté instrumentale assez admirable. Cyrille Dubois et Jaël Azzaretti se montrent parfaitement à la hauteur du défi que constitue leur air unique mais tout aussi redoutable que ceux des principaux personnages.
Emmanuelle Haïm, enfin, propose une direction sereine mais vivante, qui concilie les exigences du théâtre et la noblesse du style, avec un orchestre jamais pris en défaut. Pour un Mozart de jeunesse, dont il existait déjà pas moins de quatre versions en DVD – du plus classique (Ponnelle/Harnoncourt, 1986, DG) au plus moderne (Krämer/Minkowski, 2006, Decca), en passant par l’exotique arabisant (Fall/Guschlbauer, 1986, Euroarts) ou le néo-baroque extrême-oriental et flashy (Vick/Daniel, 1993, Opus Arte) –, voilà donc une nouveauté qui s’inscrit très haut dans la vidéographie, même si elle offre un peu plus à écouter qu’à voir.