De Fiesque, on a beaucoup parlé en 2006 lorsque le Festival de Radio-France & Montpellier, sous l’impulsion de Roberto Alagna, a exhumé cet opéra tellement oublié qu’il n’avait jamais été représenté. Pour ceux qui ont loupé l’épisode ou qui ont la mémoire courte, résumons.
Lalo a la quarantaine passée (1866) lorsqu’il décide de sacrifier à un genre qu’il avait jusque là négligé : l’opéra. Son mariage avec une jeune chanteuse, Julie Bernier de Maligny, à laquelle il dédiera la partition, n’est sans doute pas étranger à ce revirement. Le livret, inspiré d’une pièce de Schiller, est signé d’un certain Charles Beauquier dont on peut se féliciter, vu la platitude de ses vers, qu’il s’agisse là de sa seule contribution à l’art lyrique. L’intrigue évoque Simon Boccanegra, non parce que Fiesque est la francisation de Fiesco – il n’y a pas le moindre lien entre les deux personnages – mais parce qu’elle se situe à Gènes, qu’elle est politique avant d’être sentimentale et qu’il existe des analogies entre Verrina/Simon et Fiesque/Gabriele Adorno. On trouve aussi des correspondances avec Le Roi d’Ys (qui sera créé une vingtaine d’années plus tard avec le succès que l’on sait) : la rivalité entre mezzo-soprano (Julie/Margared) et soprano (Léonore/Rozenn) pour les beaux yeux du ténor (Fiesque/Mylio). Mais le schéma n’est pas si original : Aida, Gioconda et beaucoup d’autres opéras au XIXe siècle ne traitent pas d’autre chose. Musicalement, on entend un panaché de Berlioz, Gounod, Meyerbeer et même Verdi (la grande fresque chorale au premier acte « unissons notre deuil »), le tout ne cédant jamais à la facilité, à l’image de la personnalité intègre, voire farouche, du compositeur. L’œuvre, qui obéit à une structure en numéros bien que le discours se veuille continu, comprend de nombreux ensembles, dont deux beaux duos pour Fiesque, avec Julie au premier acte puis Léonore au deuxième. A noter aussi plusieurs airs mémorables, certains à la séduction immédiate dans un esprit très « opéra-comique » (les couplets d’Hassan au premier acte « Seigneur, parlez », la chanson de Julie au troisième « mon plaisir à moi »), d’autres plus novateurs : le monologue de Fiesque « cette nuit, quel étrange rêve » qui forme le climax de la partition.
Cet air, aussi prégnant soit-il, n’explique pas à lui seul pourquoi l’opéra a retenu l’attention de Roberto Alagna. Le rôle du ténor est tout au long de l’œuvre prépondérant. Non seulement Fiesque ne quitte que rarement la scène mais Lalo lui a réservé sa meilleure encre. Dire qu’Alagna évolue dans la partition comme un poisson dans l’eau n’étonnera personne. L’écriture, plutôt centrale, ne met jamais en péril cette voix solidement installée dans le medium. La diction française est évidemment remarquable, le phrasé glorieux. Le ton gouailleur ôte au personnage quelques quartiers de noblesse mais si Fiesque à l’origine est Comte de Lavagna, il est aussi aventurier. Tel Lazare sorti du tombeau, voilà donc un héros dignement ressuscité.
Franck Ferrari, qui interprète le rôle de Verrina, se place dans la même optique, moins patricien que mercenaire mais imposant dans sa soif d’absolu. Le chant, d’une sobriété bienvenue, ne dévie pas de la ligne et le français, sans être à la hauteur de celui de son partenaire, reste compréhensible.
Tout aussi idiomatique et magnifique, la composition de Jean Sébastien Bou donne au personnage d’Hassan, maure et gredin, l’inquiétante étrangeté que ne lui concède pas la musique de Lalo.
Les femmes malheureusement se situent un cran en dessous. Ce n’est pas la prononciation qu’il faut apprécier chez Béatrice Uria-Monzon, qui interprète Julie, mais le toucher somptueux et l’accent altier d’une voix à l’étoffe lourde.
En Léonore, l’un des prénoms les plus portés à l’opéra (on en dénombre au moins quatre, qui dit mieux ?) Michelle Canniccioni joue les doublures d’Angela Gheorghiu, initialement annoncée dans le rôle (la chanteuse roumaine avait déclaré forfait à la dernière minute sous prétexte que l’œuvre ne présentait aucun intérêt). A choisir, on aurait autant aimé un soprano certes lyrique mais moins capiteux, et d’une clarté primordiale dans le répertoire français.
Les hasards de l’histoire (mais sont-ce des hasards ?) font qu’à la baguette, on retrouve Alain Altinoglu (qui dirige Faust en ce moment à l’Opéra Bastille avec Roberto Alagna dans le rôle titre). Le symphoniste qu’était Lalo n’a évidemment pas oublié de confier à l’orchestre sa part du récit. Le chef s’emploie à le rappeler, soulignant les nombreux détails d’une orchestration raffinée, tout en prenant soin de conduire le drame à bon port et le héros à l’eau (Fiesque finit noyé par Verrina).
Présenté au concours « Théâtre-Lyrique » en 1869, l’opéra d’Edouard Lalo reçut le troisième prix, juste après Le Magnifique de Jules Philippot et La Coupe et les Lèvres de Louis-Gustave Canoby, dont la postérité n’a pas fait plus de cas. Il fut un temps question de programmer Fiesque à La Monnaie mais un changement inopportun de directeur fit capoter le projet. Quelques extraits furent interprétés en concert puis Lalo finit par renoncer à voir un jour représenté sur scène son premier ouvrage lyrique, recyclant dans d’autres partitions, dont Le Roi d’Ys, bon nombre de pages. Il parait même qu’il aurait fini par en interdire toute représentation, ce que certains interprètent comme un aveu de faiblesse. Nous ne serons pas si sévères. Si l’on sent un certain manque d’expérience – dramatique avant tout –, Fiesque soutient la comparaison avec d’autres opéras plus fréquemment affichés. A condition d’être comme ici défendu par des artistes convaincants parce que convaincus. A condition aussi – et c’est par là qu’il faudrait commencer – de vouloir ranimer la flamme d’un certain opéra français. Pour autant qu’on le sache, depuis 2006, Fiesque n’a plus été représenté, sur scène, comme en concert, et il n’est pas prévu qu’il le soit dans les saisons à venir. Reste ce témoignage, indispensable donc.
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