Le passage de la plage 9 à la plage 10 laisse pantois : après les neuf contre-ut de La Fille du régiment (« Ah ! Mes amis… ») envoyés sans sourciller, Michael Spyres enchaîne avec l’air du Comte de Luna dans Il Trovatore (« Il balen del suo sorriso »), baryton-Verdi certes, mais baryton tout-de-même.
Baryton ou ténor ? Toutes les plages de ce CD très emballant (et généreux : 18 plages, 3 langues et 84 minutes) ramènent l’auditeur à cette question. Va donc pour « baritenor ».
Baritenor ou baryténor (baritenore en Italie), le mot n’est pas nouveau, ni la voix qu’il désigne, et qui correspond à celle qu’en France on dénommait « taille » auparavant. Voix très centrale, dotée d’un grave chaud et d’aigu clairs. On parlait de « basse-taille » pour un équivalent des basses et barytons-basses d’aujourd’hui, et de « haute-taille », ou haute-contre, (ou contraltino en Italie), pour des voix de ténors légers.
Une famille de voix
Et c’est bien l’idée : s’interroger sur la nomenclature des voix. Michael Spyres salue dans le livret quelques baryténors qui ont « pavé sa route ». On ne sera pas étonné d’y trouver les noms de quelques heldentenor, Lauritz Melchior, Jon Vickers, Ramon Vinay, et ceux de ténors qui commencèrent comme barytons (Set Svanholm, Carlo Bergonzi, Plácido Domingo, et, dans le passé, Renato Zanelli, Giovanni Zenatello), mais d’autres noms surprendront peut-être, Franco Corelli ou José Carreras…
La liste (très fournie) ira jusqu’à Jean Périer, le créateur de Pelléas, mais on aurait pu nommer Jacques Jansen ou Camille Maurane, tous trois appartenant à la famille des barytons-Martin, qui ne sont pas loin des baryténors, mais avec des voix moins puissantes (Jean-Blaise Martin s’illustrait surtout dans les opéras-comiques à la Dallayrac).
En définitive, puisque les deux tessitures, ténor et baryton, se recouvrent pour l’essentiel, si l’on met à part les notes extrêmes, c’est plutôt de couleur de voix qu’il faudrait parler, ou de caractérisation.
Mozart déjà
Le projet de cet album, c’est aussi de raconter l’histoire d’un type vocal, en évoquant d’abord ses pionniers, ses inventeurs, ainsi le légendaire Andrea Nozzari (1776-1832). Dont la voix allait du sol grave au contre-ré ! Rossini écrivit pour lui neuf rôles, dont celui d’Otello (Naples, 1816). Cet Otello allait modeler, explique Michael Spyres, tout le grand opéra à la française.
Mais Mozart déjà avait entrepris de bousculer l’ordre plus ou moins établi. Dans l’aria « Fuor del Mar » d’Idomeneo qui ouvre le CD, c’est, au delà de la longueur et de l’homogénéité de la voix, de la perfection virtuose des guirlandes de vocalises, d’abord la noblesse de l’expression et l’humanité de l’incarnation qu’on admire. Et dans l’air du Comte Almaviva, « Hai gia vinta la causa », que Spyres chante dans la version de la reprise de Vienne en 1789, avec les quatorze sol aigus que Mozart ajouta pour la circonstance, une incarnation mâle et fière par les seules couleurs de la voix. Pour ne rien dire du charme velouté de la sérénade de Don Giovanni, qui fut le triomphe de Manuel Garcia, autre baryténor (il chantait Almaviva du Barbier et Don Giovanni).
Dans le texte très informé et passionnant qu’il a rédigé pour le livret, Spyres note que le rôle de Don Giovanni fut au XIXe siècle interprété par quelques ténors mémorables, non seulement Garcia, mais aussi Adolphe Nourrit, Andrea Nozzari, voire Giovanni Baptista Rubini, ténor di grazia s’il en fut…
Hautes sphères
Michael Spyres se promène allègrement sur deux octaves et demi. Les airs pour ténor s’enrichissent d’appuis dans le profond de la voix, et les airs pour baryton s’illuminent d’une brillance dorée.
Au passage, on admirera quelques exploits d’ordre sportif, ainsi le contre-ré en voix de poitrine, épatant cela va de soi, suivi d’une descente et d’un trille en voix de tête, du Postillon de Lonjumeau, créé d’ailleurs par Jean-Baptiste Chollet, baryton devenu ténor.
Mais on sait que Michel Spyres évolue impavidement dans les hautes sphères et monte jusqu’au mi, au fa, au fa dièse voire au sol…
Ténor versatile s’il en est, il reste un chanteur mozartien (Tamino, et tout récemment Ottavio avec Currentzis), il fut un Duc de Mantoue et on connaît les merveilles rossiniennes (Otello, La Donna del lago) qu’il a accomplies avec Lawrence Brownlee. Mais il a aussi dans sa besace des rôles de fort ténor (Arnold dans Guillaume Tell…), des rôles de ténor lyrique (Faust de La Damnation) ou dramatique (Enée des Troyens).
Les inspirateurs
Il commença lui aussi comme baryton jusqu’à ce que son professeur le convainque qu’il était un ténor paresseux, et dès lors il élabora seul sa propre technique et sa palette de couleurs, en écoutant chanter les autres (les Chris Merritt et Rockwell Blake, mais aussi les Alfredo Kraus, les Fritz Wunderlich et pour le chant français les Georges Thill).
Et justement, au fil de cet album, on écoutera et réécoutera sans se lasser quelques joyaux francophones : un Kleinzach d’anthologie (Spyres ayant exactement la voix ambigüe qu’Offenbach rêvait pour Hoffmann, d’abord écrit pour baryton, puis pour ténor), un exaltant Hamlet d’Ambroise Thomas (« Ô vin, dissipe la tristesse ! »), et, délices, un « Aux bords lointains » de Lohengrin, où Spyres reprend les phrasés de Georges Thill en leur ajoutant l’ampleur de sa tessiture (et un noble tempo que le 78 tours ne permettait pas à Thill).
Délicieusement maniériste, le Ramiro de L’Heure espagnole, s’enchaînera insensiblement avec le « Dies nox et omnia » des Carmina Burana, air où Carl Orff fait s’aventurer la voix de baryton dans les sommets de la tessiture de ténor (ici, démonstration virtuose, voix de poitrine, de tête et mixte en alternance…)
Jubilation
Quelques autres perles ? Eh bien, côté italien, un « Largo al factotum » jubilant, un prologue de Paillasse digne de Tito Gobbi et le donc historique « Ah ! Si per voi sento » de l’Otello de Rossini, avec une brillante cabalette et des colorature aériennes.
Et, avec une noblesse de diction et un français impeccables, un air inédit au disque extrait de l’Ariodant de Méhul (1799), aux sources du grand opéra à la française, archétype d’air héroïque, composé pour Jean-Pierre Solié, d’abord ténor, puis baryton (et de couleur très barytonnante dans la voix de Spyres), puis l’air « Qu’ai-je vu, quels apprêts ? » de La Vestale de Spontini (1807) : le rôle de Licinius comme le Jason de Cherubini ou le Florestan de Beethoven firent du baryténor « le protagoniste masculin de référence », dixit Spyres.
On appréciera l’accompagnement protéiforme de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg (déjà partenaire des Troyens où Spyres était un mirobolant Enée), ici sous la direction de Marko Letonja, qui met en valeur aussi bien « l’éloquence dramatique incomparable » dont parlait Berlioz à propos de l’orchestre de Spontini que le pointillisme ironique de Ravel. Précieuse aussi la participation de quelques très bons comprimari.
Une friandise pour la route : l’air de Danilo, « Da geh ich zu Maxim’s » de La Veuve joyeuse, ici très ténor, et d’un charme à tomber !