Avec Merd’ v’là l’hiver – Complaintes des gens de rue, Les Lunaisiens, Stéphanie D’Oustrac, Arnaud Marzorati et l’Ensemble vocal féminin du conservatoire d’agglomération de Saint-Omer (direction, Adélaïde Stroesser) signent un disque étonnant à plusieurs égards.
Étonnant en son principe même puisque les airs portés au disque appartiennent originellement à la rue. S’ils sont consignés dans des recueils et ne relèvent dès lors pas – ou plus – tout à fait d’une tradition purement orale, leur enregistrement par des musiciens professionnels implique nécessairement certains partis pris : faut-il assumer sa technique vocale lyrique ou faut-il chercher à imiter les interprètes originaires ? Faut-il s’en tenir à un accompagnement limité par la sobriété des moyens dont disposaient les chanteurs de rue ou fait-il assumer des arrangements plus fournis mais peut-être musicalement plus intéressants ? Les choix semblent clairs dans Merd’ v’là l’hiver. Il en résulte un disque stylistiquement équilibré et cohérent mais aussi parfois un certain agacement face à des partis pris poussés à leurs limites.
Si le disque est étonnant en son principe, son contenu peut aussi dérouter. Les admirateurs de la Stéphanie D’Oustrac (merveilleuse) chanteuse d’opéra peuvent passer leur chemin s’ils ne souhaitent pas être bousculés dans leurs habitudes. Car si Carmen et ces chanteuses de misères ont peut-être une vie et un destin communs, leur voix et leur technique n’ont rien de comparable. Là où la première extrait de sa poitrine des sons chauds, amples et colorés dans des salles où on l’écoute, les secondes cherchent surtout à se faire entendre et à passer le tumulte populaire en entonnant leurs chansons à gorges déployées (ce qui n’offrait sans doute pas des conditions de conservation optimales aux plus jolies voix d’entre elles). Stéphanie D’Oustrac adopte le parti des secondes sans tout à fait parvenir à effacer la première. Peut-être était-ce du reste indispensable au plaisir de l’écoute qui existe indéniablement. Et de chanter à pleine voix le destin tragique de la Vipère du trottoir ou les supplications du chanteur qui rejoue sa vie à chaque chanson dans la Sérénade du pavé…
Le portrait de ces chanteurs des rues serait incomplet s’il négligeait les instruments qui les accompagnent. Ici aussi, le populaire qui se veut vil fricote avec le raffinement et le talent. Les arrangements ne sont pas réduits à ce qui pourrait être leur minimum et l’orgue de barbarie, l’accordéon, la vielle à roue ou la cornemuse côtoient le violon et la harpe. Ce mélange trouve un bel équilibre sous la direction passionnée d’Arnaud Marzorati dont la voix de baryton surjoue (ce qui, ici, semble très à propos) également l’invraisemblable mais géniale Complainte de Fualdès. Les Lunaisiens sont pour l’occasion rejoints par l’Ensemble vocal féminin du Conservatoire d’agglomération de Saint-Omer qui donne une voix au bruissement de la plèbe, annonçant par exemple une épidémie de choléra : de l’une à l’autre rive tout l’monde en crèvera.
Nés sur le pavé et aujourd’hui consacrés par un prestigieux label, ces chants racontent la vie de tous les laissés pour compte. Et leur délicate et désuète grossièreté ne doit pas leurrer : ils continuent de raconter des histoires vivantes. Ce qui ne devrait cesser d’étonner.