Avouons d’emblée que le titre de cet album laisse tout d’abord perplexe. Pourquoi imaginer une cantate alors que nous pouvons avoir accès à quelque deux cents autres, composées et agencées par Jean-Sébastien Bach lui-même ? L’écoute de ce disque répond à cette question en nous faisant goûter le charme d’une construction éminemment subjective mais non moins raisonnée, qui permet de redécouvrir la variété des compositions et la beauté des contrastes dont jouait le cantor. Ainsi, après l’Aria extraite de la suite pour orchestre nº 3, qui s’intercale ici entre l’air « Getrost » extrait de la cantate « Ich freue mich in Dir » et l’air « Bist du bei mir » de Stölzel (considéré longtemps comme un air de Bach et inséré pour cette raison dans cette anthologie), on croit entendre le premier mouvement du 3e Concerto brandebourgeois, alors que c’est la Sinfonia de la Cantate BWV 174 – mais c’est qu’il s’agit bien du même morceau, ainsi réutilisé par Bach. Dès lors, la forme de l’anthologie reçoit une sorte de justification, d’autant que le principe de la réorganisation crée de nouvelles constellations de sens tout en rappelant l’importance de la recréation perpétuelle qui était le lot du compositeur.
Choix personnel du contralto et chef, puisque Nathalie Stutzmann réunit ces deux rôles, cette « cantate imaginaire » se présente donc comme un florilège dont la cohérence est assurée par la quête constante de l’expressivité et une direction attentive à un élan rythmique permanent, qui met l’accent sur la dimension proprement opératique de l’œuvre. C’est la raison pour laquelle figure aussi un air – et quel air ! – de la Passion selon saint Matthieu, magnifiquement servi par la voix profonde de Nathalie Stutzmann, déployant avec une sensibilité rare les affects du « Erbarme dich », ses longues tenues, ses poignantes inflexions et ses subtiles arabesques. Placée à sa suite, la Sinfonia de la cantate BWV 4 (« Christ lag in Todesbanden ») prend une résonance plus douloureuse, plus tragique encore malgré sa brièveté. Dans le nº 9 déjà, la profondeur expressive, la flexibilité et le velours de la voix de Nathalie Stutzmann font de l’air « Wie furchtsam wankten meine Schritte » (extrait de la Cantate BWV 33) un autre grand moment de ce disque. Au reste, la qualité du phrasé et l’intensité des émotions sont communes à la voix du contralto et à sa direction musicale. L’homogénéité obtenue est exceptionnelle, avec des mises en relief d’effets sonores particulièrement réussis, fondés sur une attention particulière portée aux coloris instrumentaux.
La qualité de l’ensemble Orfeo 55, qui n’est plus à prouver, illustre cette constante de la musique de Bach nous rappelant qu’au plus profond de la tragédie peut renaître un espoir, une vitalité portée par le rythme. À cet égard, le « Gloria in excelsis Deo » (BWV 191) vient avec bonheur rompre le deuil et la mélancolie des morceaux précédents, annonçant un « Jesus ist ein guter Hirt » (Cantate BWV 85) consolateur.
Et c’est en toute logique qu’après les morceaux instrumentaux et les airs pour contralto, cet hommage au compositeur protéiforme que fut Jean-Sébastien Bach s’achève par le choral « Jesus bleibet meine Freude » (Cantate BWV 147). En déjouant certaines habitudes d’écoute, en suscitant des émotions musicales fondées sur le double phénomène de la réminiscence et du contraste, ce disque atteint pleinement son but qui est de parler au cœur et à l’imaginaire avec le langage de Bach – verbe, chant et musique.