Le titre « Voyage » est un peu bateau (pardon !), mais le programme l’est moins. On peut imaginer qu’il reflète la collaboration entre Marina Rebeka et Alexandre Dratwicki, directeur artistique du Palazzetto Bru Zane à qui rien du répertoire française du 19e siècle n’est inconnu. Mais on y sent aussi la patte d’un magnifique pianiste, Mathieu Pordoy, qui fait respirer la musique, et celle d’un producteur/ingénieur du son, Edgardo Vertanessian, souvent dans l’ombre de Marina Rebeka, et qui fait des merveilles : trouver l’équilibre juste entre une voix aussi puissante et un piano, d’ailleurs superbe, dont on entend toute la palette de sons, et être le premier auditeur, celui qui conseille, c’est essentiel dans la réussite d’un disque.
Marie Jaëll : découverte
La révélation (pas seulement pour nous j’imagine), ce sont les six mélodies de Marie Jaëll (1846-1925). Cette Alsacienne, née Marie Trautmann, fut une pianiste virtuose, à qui Liszt avait promis une grande carrière, qu’elle accomplit d’ailleurs conjointement avec son mari Alfred Jaëll, célèbre en son temps. Ses deux concertos pour piano ont été donnés et enregistrés et son œuvre entier pour piano existe au disque (par Cora Irsen). Amie de Saint-Saëns et de Fauré, autrice de beaucoup de musique de chambre, elle s’intéressa intensément à la pédagogie du piano, notamment au toucher, et ses écrits théoriques sur la psychophysiologie montrent un esprit pionnier.
Personnage d’une énergie folle, désireuse avant tout de créer, contemporaine de Louise Farrenc ou de Mel Bonis, on la redécouvre (un peu) de nos jours après un long oubli. Schéma connu.
Marie Jaëll © Bibliothèque de Strasbourg
D’abord on sera intrigué par le très insolite Rêverie sur un poème de Victor Hugo, qui semble errer dans une incertitude tonale, sur les arpèges très éthérés du piano, et non moins surpris par ses cinq mélodies en allemand, d’une puissance insensée, sur des poèmes écrits par elle.
Elles furent éditées en Allemagne en 1880. D’un romantisme tardif, dans la ligne de Brahms ou de Liszt, elles font appel à de grands moyens vocaux (Marina Rebeka les a) et à une tessiture d’une longueur redoutable. L’effusion amoureuse de Dein, l’intensité et la violence de Der Sturm, la légèreté puis la mélancolie de Die Vöglein, l’élan à la Schumann d’Ewige Liebe, le désespoir de Die Wang’ ist blass, toute cette aventure intérieure, qu’on peut penser autobiographique, Marie Jaëll la transpose puissamment, sans sensiblerie. Et Marina Rebeka la transmet avec noblesse, parfois avec virulence, parfois en suspendant le temps : souffle inépuisable, sûreté de la ligne vocale, limpidité du timbre, magnifiques pianissimi et jamais de sensiblerie.
La Russie de Viardot
Les six mélodies russes de Pauline Viardot qui viennent ensuite ont des ambitions plus modestes, mais beaucoup de charme. Sans doute composées pendant le long exil à Baden-Baden du couple Viardot, et pour le public de leurs amis, elles mettent en musique des poèmes de Pouchkine, de Fet ou du cher Tourgueniev, ami tendre de Pauline, qui l’introduisit à la poésie russe. Ces romances, Maria Rebeka y met une délicatesse teintée de nostalgie. Et surtout cette voix d’une pureté lumineuse. Elle sait plier ses grands moyens à l’intimité d’une confidence de salon. Mais c’est toute sa puissance qu’elle retrouve dans Invocation sur un poème de Pouchkine, et là Viardot atteint à une grandeur pathétique et à une ampleur dignes de tous ceux qu’elle a servis et du grand personnage qu’elle fut, elle qui créa la Rhapsodie pour alto de Brahms.
Pauline Viardot © D.R.
Exotisme Troisième République
On avouera que certaines des mélodies choisies semblent d’un intérêt plus anecdotique ou pittoresque. Mais quel chic dans la Chanson slave de Cécile Chaminade et quel soin à tirer le meilleur d’autres partitions, d’un orientalisme d’époque, tel Désir de l’Orient (1871) de Saint-Saëns (le texte est de lui, qui mélange la terre chinoise, une sultane enivrée et de blancs minarets), Saint-Saëns qui à vingt ans rêvait d’Italie, assez banalement d’ailleurs (La Madonna col bambino, sur un texte de saint Alphonse de Liguori), et poursuivait son retour à une Italie fantasmée avec Alla riva del Tebro, nettement plus inspirée.
Quant à Gounod, c’est dans une période de dèche à Londres, où il s’était exilé après la capitulation de Sedan, qu’il composa pour se renflouer Perché piangi et Oh ! Dille tu. Il fallait plaire au public victorien en lui offrant un exotisme sans trop d’inattendu. Rebeka soutient ces partitions aimables avec panache.
Cela dit, malgré tout le talent qu’elle y met, la mélodie de Widor reste un pensum…
Passages obligés
Mais ç’aurait été dommage de se passer de quelques mélodies fameuses, sous prétexte qu’elles le sont.
L’Invitation au voyage (Baudelaire/Duparc) devient une pièce aérienne, se perchant sur les sommets de la voix. Marina Rebeka prend le parti d’en faire une grande chose, quasi un air d’opéra, vaste et radieux, et le toucher liquide de Mathieu Pordoy suggère à merveille les flots des canaux où flottent les vaisseaux…
La Flûte enchantée, deuxième mélodie de Shéhérézade (Klingsor/Ravel), rayonne de sensualité et de transparence. La voix dorée s’alanguit, portée par un souffle inépuisable. Les couleurs du piano, tout aussi voluptueuses, sont à l’unisson.
Les Roses d’Ispahan (Lecomte de Lisle/Fauré) est d’un charme irrésistible et vaudrait le voyage à elle seule. La ligne serpentine de la mélodie, évoquant la silhouette de Leïla, la clarté du timbre, la diction distillée et impeccable (on ne perd pas un mot), le plaisir à séduire, les arabesques 1900, tout concourt à un plaisir teinté de mélancolie.
Qu’en est-il aujourd’hui de cet Orient-là ?