« Gustav Mahler était un saint. Tous ceux qui l’ont connut, ne serait-ce qu’un peu, ont du partager ce sentiment ». C’est par ces mots qu’Arnold Schönberg décrit le compositeur dans son article-hommage In Memoriam, un message d’adieu court mais émouvant paru en 1912 peu après la mort de l’ancien directeur de l’Opéra de Vienne. Cette citation traduit l’immense respect du chef de file de l’école de Vienne pour la musique de son collègue. Grand bien lui fasse: outre le caractère résolument novateur des dernières œuvres de Mahler, qui annonce toute l’avant-garde viennoise, Schönberg se sentira toujours proche des questionnements soulevés dans les neuf symphonies (et demie) ou dans Das Lied von der Erde.
Cette admiration, il ne la cacha pas non plus du vivant de Mahler, programmant nombre de ses œuvres dans les concerts de son Verein für musikalische Privataufführungen (Cercle pour exécutions musicales privées en français). Or, ces « exécutions privées » se tenant dans des lieux de taille modeste, il paraissait évident que l’orchestre mahlerien y était exclu d’office. C’est pourquoi Schönberg se consacra à l’arrangement pour ensemble ou petit orchestre de deux œuvres de son mentor: les Lieder eines fahrenden Gesellen en 1920 et Das Lied von der Erde l’année suivante. Ce dernier sera laissé inachevé par Schönberg à sa mort, et ce n’est qu’en 1983 que l’adaptation complétée par Rainer Riehn verra le jour sous sa forme définitive.
Les défis de l’interprétation de tels arrangements sont plus ardus que l’on pourrait le penser. Même si la texture orchestrale s’amincit au profit d’une transparence de timbres, la question de l’équilibre entre les pupitres se fait encore plus cruciale que d’habitude. Ainsi l’interprétation des Lieder en pâtit. Malgré une direction pourtant précise et privilégiant cette transparence des timbres dont nous parlions, JoAnn Falletta peine à faire ressortir les éléments parfois capitaux du cycle. La flûte couvre trop souvent la clarinette dans « Wenn mein Schatz », on ne discerne pas suffisamment les accents du piano dans les premières mesures de « Ich hab’ ein glühend Messer », et de manière générale, l’harmonium venant compléter les harmonies avec son timbre si particulier est trop peu présent pour que son rôle paraisse justifié. Mais peut-être que la prise de son (qui n’accuse pourtant pas d’autre défaut majeur) n’y est pas pour rien.
La version proposée par Roderick Williams n’est certainement pas la plus passionnée ni la plus colorée. On sent en effet une certaine difficulté à passer dans le forte, surtout dans la troisième pièce, et l’on souhaiterait de temps à autres un peu plus d’animation. Il n’empêche que le baryton anglais s’exprime dans un allemand très soigné, et que son interprétation ne manque pas de finesse quand celle-ci est nécessaire. Ainsi, la deuxième partie de « Die zwei blauen Augen » nous convainc bien plus.
Pour Das Lied von der Erde, le tableau est nettement différent. Ici, l’ensemble instrumental choisit par Schönberg (plus riche que dans les Lieder) nous semble déjà plus facile à équilibrer. Même si ce sont surtout les passages les plus chambristes qui sonnent le mieux (le début de « Der Einsame im Herbst » ou certaines pages de « Der Abschied »), on est agréablement surpris par la richesse instrumentale de pièces qui nous paraissaient impensables sans grand orchestre symphonique (le début de « Das Trinklied vom Jammer der Erde » par exemple).
Ce Trinklied commençait bien, c’était sans compter sur l’arrivée de Charles Reid. Malgré une diction plutôt correcte, le ténor ne parvient pas à charmer son public. Il faut dire que les aigus (hélas très présents dans cette partie redoutable) sont assez pénibles à écouter et semblent aussi douloureux pour le chanteur que pour l’auditeur. Le reste de la tessiture n’apporte pas non plus de grande satisfaction, et c’est sans grand regret que l’on le voit se cantonner aux pièces les plus courtes. Le mezzo de Susan Platts nous déçoit tout d’abord. Si « Der einsame im Herbst » est convenable, les graves sont souvent écrasés et la diction est un peu yaourteuse. « Von der Schönheit » confirme nos impressions sur cet allemand qui est tout de même très approximatif, surtout dans la partie centrale.
Et puis il y a « Der Abschied », dernier mouvement de cette symphonie vocale: un chant du cygne aux proportions démesurées (trente minutes alors que les autres mouvements vont de quatre à dix minutes). Ce final qui porte toutes les caractéristiques du langage de Mahler est un adieu au monde tellement poignant qu’il devient presque difficile de le rater. Et heureusement, c’est dans cette dernière pièce que l’on redécouvre chanteuse et cheffe. JoAnn Falletta réussit à apporter les contrastes exigés par la partition dont Mahler dira « [qu’il] s’agit de la chose la plus personnelle [qu’il] ait écrite jusqu’à présent ». Quant à Susan Platts, elle n’est plus gênée par sa diction, ni par ses graves. La mezzo livre une lecture passionnée mais avec suffisamment de retenue pour ne pas tomber dans le pathos, faisant résonner sept fois le mot ewig avant de s’éteindre avec les derniers scintillements du célesta.