Lili Boulanger semble depuis quelques années trouver la place qu’elle mérite au panthéon des compositeurs français, malgré l’infiniment regrettable brièveté de sa carrière. Quant à Nadia Boulanger, on croyait l’affaire entendue de puis longtemps : pédagogue de génie, par qui tant de compositeurs du XXe siècle s’initièrent aux plus âpres exigences de leur métier, et pionnière de l’interprétation de la musique ancienne, comme en témoignent quelques enregistrements de Monteverdi. Et s’il fallait un peu repenser cette belle dichotomie ? Et si le talent – le génie ? – pouvait être présent deux fois dans la même génération d’une famille ? Et si « Mademoiselle » avait tout d’une grande dans le domaine de la composition ?
Il paraît rétrospectivement invraisemblable que personne n’ait jusqu’ici eu l’idée d’explorer les œuvres de la grande sœur Boulanger. Le double album que vient de faire paraître Delos inclut une quinzaine de premières mondiales au disque (dont huit mélodies inédites qui ont été transcrites par la pianiste Lucy Mauro). Outre les mélodies, on y trouvera aussi quelques pièces pour piano (certaines lorgnent du côté de Satie), pour violoncelle et pour orgue. Invraisemblable aussi, peut-être, que l’initiative ne vienne pas du pays de la compositrice, mais de la West Virginia Commission on the Arts et du National Endowment for the Arts des Etats-Unis.
Pour les mélodies, Mademoiselle eut le bon goût de choisir parmi les meilleurs poètes, ou du moins parmi les meilleurs de ceux qui étaient à la mode à cette époque. Pour un seul Armand Silvestre, scribouillard trop cher à Massenet, un trouvera tout un bouquet de Verlaine, un Hugo, des Maeterlinck, quelques Albert Samain, trois Heinrich Heine, et cinq Camille Mauclair (disciple de Mallarmé, ardent wagnérien puis antisémite virulent, amant de Georgette Leblanc avant qu’elle ne devienne la maîtresse de Maeterlinck, et dont les poèmes ont souvent été mis en musique, notamment par Chausson).
Toutes ces pages ont été composées entre 1905 et 1922, comme si l’inspiration s’était tout à coup tarie, à moins que la charge d’enseignement n’ait pris le dessus, en un temps où la musique commençait à partir dans de tout autres voies auxquelles Nadia Boulagner ne semble guère avoir été sensible. En résumé, de la très bonne mélodie 1900 sur des poèmes symbolistes : personne ne vous oblige à aimer, mais si vous appréciez ce style, vous allez vous régaler.
D’autant que Delos a eu l’intelligence de ne pas confier cette grosse heure de musique vocale à un seul interprète. Trois voix se partagent le corpus boulangesque : une soprano, assez majoritaire, un ténor, et un baryton. Peut-être, en revanche, n’aurait-il pas été malvenu de laisser ensemble les pièces composées la même année autour d’un même poète (seul Heine a ici cette chance), mais libre à chacun d’utiliser son appareil pour écouter bout à bout les quatre Samain de 1906, par exemple.
Nicole Cabell est une voix superbe, dont les intonations et les couleurs évoquent parfois une Jessye Norman. Comme pour le ténor Alek Shrader, le français est très bon, mais on y décèle malgré tout une pointe d’accent anglophone : un rien trop d’air dans les dentales, des e muets un peu trop sonores, des nasales pas très idiomatiques. Evidemment, avec Edwin Crossley-Mercer, tout change car, comme son nom ne l’indique pas le moins du monde, le baryton est francophone de naissance et a déjà prouvé qu’il était maître de l’art délicat de la mélodie, jusque dans certains effets justement calculés, un détimbrage ici, un appui là. Un disque hautement recommandé à tous les amateurs de mélodie française et de découvertes.