En 1998, le Grand Théatre de Genève confiait à Francesca Zambello le soin de mettre en scène Madame Butterfly : il en était résulté une production dont le japonisme haibituel était largement absent, tout le premier acte se déroulant dans une sorte de bureau consulaire majoritairement peuplé d’Occidentaux. Vingt ans après, Glyndebourne demande à Annilese Miskimmon de monter Madame Butterfly, pour la première fois dans l’histoire du festival : là aussi, tout commence dans un décor semblable, « Goro’s Marriage Bureau ». Nous ne sommes plus en 1900, mais peu après la Seconde Guerre mondiale. Et derrière cette même volonté de resituer l’action dans son contexte le plus banal, loin du pittoresque des maisons traditionnelles, des tatamis et des cloisons de papier, sans doute faut-il lire un regard féminin sur une intrigue où le masculin n’apparaît vraiment pas sous son meilleur jour (on n’ose imaginer ce qu’en ferait Katie Mitchell, par exemple). Plus que de banal, c’est même de sordide qu’il faudrait parler : malgré l’optimisme affiché par des images d’archives diffusées dans ce bureau même – Japanese Bride in America, authentique film produit en 1952 par l’armée des Etats-Unis –, on comprend vite que ces mariages en série qu’organise Goro n’auront qu’une durée extrêmement limitée, et Cio-Cio-San est bien la seule à s’y tromper, à moins que toutes ses compatriotes ne soient dans le même cas. Quand la musique de Puccini devient d’un romantisme irrésistible, il faut bien faire une entorse au réalisme et laisser les jeunes mariés passer tout le début de leur première nuit dans le fameux Marriage Bureau. Le reste de l’opéra se déroule bien chez madame Pinkerton, dans un salon fifties installé au milieu d’une maison japonaise. Et c’est là que l’entreprise déraille un peu, à nouveau : du fait de la disposition frontale du mobilier et d’éclairages assez pauvres (peut-être modifiés en vue de la captation), on croirait assister à une de ces sitcom telles que les chaînes américaines en ont tant produit. Et durant sa très longue attente, Butterfly s’endort… devant son poste de télévision allumé.
Dans ce cadre peu enthousiasmant, si le drame parvient à reprendre ses droits, c’est donc grâce à la musique plutôt qu’au théâtre. A la tête d’un London Philharmonic Orchestra qui soigne les détails, le chef israélien Omer Meir Wellber dirige avec raffinement cette partition qui en est si pleine, comme si Puccini avait à tout prix tenu à transcender l’anecdote par une musique qui emporte encore l’auditeur malgré toutes les réserves que peut lui inspirer, aujourd’hui plus que jamais, cet « Evangile de la facilité » que prêche le principal personnage masculin. Avantage d’un festival qui possède son propre chœur et sa troupe de Young Artists, la famille de Butterfly est particulièrement présente dans la scène du mariage, et fait bien tout le vacarme que Pinkerton a un peu de mal à supporter.
Dès que les seconds rôles se font plus importants, c’est néanmoins à des artistes extérieurs qu’il est fait appel, comme Simon Mechlinski, Yamadori aux allures de jeune empereur Hirohito, ou le bonze d’Oleg Budaratskiy, qui réussit à être impressionnant alors que la production se refuse logiquement à lui conférer une allure quasi surnaturelle comme c’est souvent le cas. Pour Goro, Glyndebourne s’est tout simplement adressé à l’un des spécialistes actuels du rôle, Carlo Bosi, nakodo devenu un véritable homme d’affaires en costume trois pièces.
Pour les quatre personnages principaux, pas véritablement de star internationale, mais de bonnes surprises. Rarement Sharpless se sera montré aussi ému et émouvant que Michael Sumuel, jeune consul pris bien malgré lui ans un fait divers qui lui répugne ; dotée d’une belle assiste dans le grave, la voix confirme les promesses du Thésée du Songe d’une nuit d’été. Malgré une voix ensoleillée, Joshua Guerrero ne fait rien pour rendre Pinkerton moins antipathique : la mise en scène souligne forcément le côté suffisant et inconscient de cet anti-héros. Engager Elizabeth DeShong pour Suzuki relève presque du luxe insolent, tant la mezzo américaine possède l’ampleur qui lui permettrait de n’interpréter que des rôles de tout premier plan, comme Rinaldo ou Arsace, où elle se montre éblouissante. Avec Olga Busuioc, enfin, Glyndebourne a su trouver une héroïne qui ne surjoue à aucun moment la « petite femme » : cette Butterfly conserve longtemps une naïveté quasi enfantine, mais pour mieux laisser éclater la force de sa résolution dans la deuxième partie de l’œuvre, avec une voix miraculeusement exempte de ce vibrato qui, souvent, gagne trop vite les voix dramatiques. Souhaitons à cette soprano, en troupe à Stuttgart, de préserver longtemps la pureté de son organe.