Lucio Silla a longtemps été un ouvrage méconnu dans la production mozartienne. Il s’agit pourtant d’un chef-d’œuvre de l’opéra seria : longs da capo virtuoses et amours contrariées sur fond d’intrigue politique constituent le cœur de cette partition, qui laisse la part belle à l’expression des affects. Avec sa forme codifiée et répétitive, elle est un véritable défi pour les chanteurs comme pour le metteur en scène : toute nouvelle production suscite ainsi autant d’attentes que de craintes.
Après Marshall Pynkoski à Salzbourg et Milan (ainsi que nous le rapportait Laurent Bury), c’est au tour de Claus Guth de s’emparer de l’histoire du tyran romain pour le porter à la scène du Teatro Real de Madrid.
Lucio Silla est l’une de ces figures de souverain chères à Mozart : celui qui, à l’instar d’un Titus, d’un Selim ou d’un Mitridate reconnaît ses torts et abandonne la violence au profit de la clémence. Mais nous en sommes bien loin dans cette mise en scène. Le héros de Guth n’est que cruauté et que folie ; dès lors, nul espoir de morale ou de fin heureuse.
Loin du faste romain, le palais du tyran s’apparente à un bunker, délabré, vétuste. Carrelages blancs, ciment et sièges éventrés constituent les lieux du pouvoir. Face à ce décor sinistre, la nécropole où se rencontrent les amants Giunia et Cecilio apparaît d’une obscurité réconfortante : ce n’est plus un lieu de mort, mais l’espace où les sentiments des deux personnages peuvent le mieux s’exprimer. Si les décors de Christian Schmidt ont le mérite de permettre une circulation rapide des personnages et une transition fluide d’une scène à l’autre, ils nous laissent perplexes, comme l’ensemble de la mise en scène : le contexte contemporain, les semblants de chorégraphie qui parsèment la production, la folie de Silla sont sans aucun doute d’une grande efficacité visuelle. Pour autant ils ne semblent pas vraiment éclairer le propos, et le drame semble joué d’avance.
Il faut malgré tout reconnaître que la direction d’acteurs de Claus Guth et les chanteurs réalisent un petit exploit : celui de donner une épaisseur et une présence intenses aux personnages. On applaudit ici une énergie qui ne faiblit jamais et des interprètes qui prennent possession de l’espace scénique, ainsi qu’une grande finesse dans l’expression des affects.
Silvia Tro Santafé (Cecilio) et Inga Kalna (Cinna) s’imposent vocalement dans cet exercice. Après des débuts un peu hésitants, la première déploie une voix ronde et vibrante. De l’aigu au grave, elle maîtrise une partition d’une virtuosité permanente et donne au personnage une belle humanité, notamment au deuxième acte (scène 3, « Quest’improvviso tremito »). Quant au Cinna d’Inga Kalna, il fait preuve d’un aplomb sans faille. L’air de bravoure à l’acte II, scène 6 (« Nel fortunato istante ») est certes un peu criard, mais la tessiture et le rôle l’autorisent. La voix, très riche, est toujours au service de l’expressivité, sans pour autant perdre la ligne mozartienne.
La Celia de Maria José Moreno est convaincante et maîtrise les difficultés de la partition, mais l’Aufidio de Kenneth Tarver, bien que d’une grande présence scénique, reste un peu en retrait vocalement.
Restent Giunia et Silla. On est certes émus par l’héroïne de Patricia Petibon : la soprano déploie toute une palette de sentiments, et on voit le corps traversé par les tensions du personnage. Mais le chant déçoit à bien des égards : justesse approximative, retards par rapport à l’orchestre, voix crispée dans les vocalises (il suffit de voir son visage pour s’en convaincre !)… Patricia Petibon n’est certainement pas en pleine possession de ses moyens : peut-être était-ce seulement une mauvaise soirée ? Il en va de même pour Kurt Streit en Silla : la voix ne se déploie malheureusement jamais, bien qu’on ne puisse nier un chant dramatiquement engagé. Malgré tout on admire la ferveur avec laquelle il campe un tyran fou et imprévisible.
Le choeur du Teatro Real est un peu brouillon dans ses rares interventions. Heureusement, l’orchestre dirigé par Ivor Bolton se révèle exemplaire : vif, plein de nuances, il offre de beaux effets dramatiques. La musique y est tout entière au service du drame.
Il est donc difficile d’avoir un avis tranché sur cette production. Claus Guth met en valeur l’impossibilité des personnages à se lier les uns aux autres. Il en va un peu de même entre le public et la scène ; on peine à adhérer à une mise en scène efficace visuellement mais qui nous éloigne de Mozart : il n’est pas d’amour heureux ni de clémence ici. La distribution, inégale vocalement, nous offre tout de même un beau moment de théâtre : mais il nous manque de la lumière.