Comme sous le Directoire, il y a les Incroyables. César Vezzani, avec un magistral « Rachel, quand du seigneur » suivi de son « Dieu m’éclaire ». Léon Campagnola, superbe dans « O paradis » de L’Africaine en 1910. Arthur Endrèze, et l’immense émotion que véhicule en Hamlet. Le Polyeucte étonnamment châtié de José Luccioni, qui se lâchait beaucoup plus en Samson. Robert Massard en Hérode d’Hérodiade, Jean Borthayre en père Germont, Ernest Blanc (qui ne chante pas la Romance à l’étoile, mais le premier air de Wolfram, contrairement à ce qu’indique le livret), le beau Wotan de Marcel Journet, le Sachs majestueux de Pierre Froumenty, Charles Cambon dans Patrie de Paladilhe, Xavier Depraz en Œdipe (à quand une reprise parisienne du chef d’œuvre d’Enesco ?). Et bien sûr Georges Thill, toujours admirable, en Roméo, en Lohengrin, lançant des aigus insolents dans Vercingétorix de Canteloube ou ensorcelant d’orientalisme dans Mârouf (en 1943, dans Rolande et le mauvais garçon du même Henri Rabaud, la voix est déjà sur le déclin, il n’a pourtant que 45 ans)… Comme sous le Directoire il ya les Merveilleuses : Jacqueline Brumaire dans Hélène de Saint-Saëns, Renée Doria en Thaïs, Suzanne Juyol en Margared du Roi d’Ys (mais quelle drôle d’idée de lui confier également Leonora du Trouvère), Suzanne Sarroca en Senta… La liste serait trop longue, impossible d’en citer ici davantage.
Ces Incroyables et ces Merveilleuses, ce sont les très grands artistes réunis sur ce coffret de dix disques coédités par Malibran et l’OnP. Commençons cependant par dissiper un possible malentendu : à de rares exceptions près, les enregistrements rassemblés n’ont pas été réalisés entre les murs du Palais Garnier, ni même forcément à Paris. Simplement, ils nous donnent à entendre les artistes – français surtout, mais aussi étrangers – qui se sont produits sur notre première scène nationale durant toute la première moitié du XXe siècle. Très peu d’enregistrements live réalisés dans une salle que ne défigurait pas encore le plafond de Chagall, mais quelques-uns quand même : quelques extraits des Indes galantes voulues par Maurice Lehmann (1954), Mado Robin en reine de la Nuit la même année, un Otello de 1955 (Crespin, Luccioni, Bianco dirigés par Georges Sébastian), le ballo in maschera avec Albert Lance en 1959… Un certain nombre de morceaux accompagnés par l’orchestre et le chœur de l’Opéra de Paris, mais ils ne sont pas en majorité, et l’on entend aussi diverses formations françaises, ainsi que l’orchestre du Met de New York (pour une scène du Cid captée en 1902 !), celui de Chicago ou de la radio japonaise.
Ce détail réglé, disons-le tout net : ce coffret débordant de bijoux a de quoi satisfaire les amateurs de grandes voix et de grandes œuvres, autant que les amateurs de noms et de titres plus rares. Prenons un exemple. Vous êtes fan de Rita Gorr ? Vous la trouverez ici très sage en Néris, maléfique en Sphynge de l’Œdipe d’Enesco, déchaînée dans « Divinités du Styx », ou belliqueuse en Bellone dans Les Indes galantes (rôle de basse, rappelons-le, mais ici ré-attribué à une femme au nom de la vraisemblance, tout comme l’Orphée de Gluck est chanté par Gabriel Bacquier). A propos de ce répertoire qu’on n’appelait pas encore baroque, si la façon dont on chantait Rameau dans les années 1950 peut nous sembler bien anachronique, et soutenue par un continuo invraisemblable (le quatuor « Tendre amour » est assez éprouvant, et privé de son dernier « à jamais » par une coupe aberrante), on savourera au moins la diction et la plénitude des timbres. Et l’on pourrait dire que Mozart était presque plus mal traité encore, à l’époque où on le chantait en français. Beaucoup des enregistrements cités ici nous font entendre des orchestres poussifs peu à peu gagnés par la somnolence (l’air du catalogue ! le duo Suzanne-Le Comte !! l’air de Suzanne !!!).
Les tout premiers enregistrements du siècle sont évidemment d’une qualité sonore aléatoire. La gravure la plus ancienne ici repiquée, l’air de Raoul des Huguenots chanté en 1901 par Jules Gauthier, est parfaitement écoutable, mais le son est calamiteux lorsque Jean Lassalle enregistre un air d’Ascanio de Saint-Saëns en 1902. Les aigus sont souvent sacrifiés, que l’artiste soit une basse (Pol Plançon dans « Pif Pouf » des Huguenots), un soprano (Zélie de Lussan dans Le Tribut de Zamora en 1906) ou un contralto (Marie Delna, dans La Favorite en 1907). Et à l’autre extrême (le plus récent des enregistrements ici repiqués date de 1963), la prise de son peut laisser à désirer. Mais là n’est pas l’essentiel, on s’en doute : ce qui compte, c’est le témoignage. Ce coffret laisse aussi apparaître des lacunes criantes de la programmation et de la discographie, puisque l’on ne voit presque jamais (et qu’’il n’en existe aucune intégrale digne de ce nom) des œuvres comme Ariane de Massenet, Monna Vanna, d’Henri Février, Antigone d’Honegger ou L’Atlantide de Tomasi. Maisons de disques et maisons d’opéra, à vous de jouer !