Aucun doute : pour Christophe Capacci, Lisa Della Casa fut d’emblée l’Elue, celle vers qui le poussait une irrésistible affinité élective. Ce n’est peut-être pas lui qui choisit un jour d’adorer la soprano, mais plutôt cette voix qui l’a choisi, le désignant au rôle de fan dont il devait pousser la logique jusqu’au bout. Premier ouvrage en français consacré à la cantatrice suisse, le livre publié par L’Avant-Scène Opéra apparaît comme le geste suprême, l’aboutissement d’une passion qui, à 25 ans, avait permis à Christophe Capacci de voir s’ouvrir les portes du château de Gottlieben où résidait Lisa Della Casa. Près de trente ans après, ces entretiens auraient-ils été enfin transcrits ? Pas du tout, car si le jeune Français put bénéficier de cette hospitalité inespérée, ce fut avec des conditions très strictes : pas question de magnétophone, ni même de questions au sens propre, mais une longue conversation à bâtons rompus. « Il n’y a jamais eu d’interview, elle était mon hôtesse et moi son invité, mais combien de fois j’ai couru dans l’escalier d’Arabella pour noter sas le lui dire, presque en cachette, quelques souvenirs échappés et parfois dérobés ».
Ce qu’on trouvera à lire dans ces pages, ce n’est donc pas une vie relatée par la principale intéressée, mais bien une « évocation », comme le précise le sous-titre, fruit de la décantation permise par une longue carrière d’admirateur. Si la mort ne l’avait frappée en 2012, Lisa Della Casa aurait été centenaire en ce mois de février 2019, mais elle s’était depuis longtemps retirée des scènes. Son parcours professionnel s’étend de 1941 à 1971, mais Christophe Capacci se garde bien d’en proposer un suivi linéaire, et préfère s’attarder sur les lieux, sur les rôles, sur les amitiés. Pour évoquer la chanteuse, il s’arrête d’abord sur ce qui reste son rôle-fétiche : Arabella, parce qu’aucune autre ne s’est autant identifiée au personnage, et aussi parce qu’il s’agit d’une femme-enfant que l’opéra éponyme nous montre à l’heure du choix. Ce Damenwahl que l’on chante dans La Veuve joyeuse, c’est celui que Christophe Capacci distingue dans les personnages auxquels Lisa Della Casa reste le plus associée : la Comtesse des Noces de Figaro, qui dans le « Dove sono », fait elle aussi un choix, celui de reconquérir son volage époux, ou Eva des Maîtres-chanteurs de Nuremberg, celle qui est promise au gagnant du concours mais qui finalement impose son choix. Et puis aussi, forcément, la Maréchale, celle qui fait le plus déchirant des choix, ou la Comtesse Madeleine de Capriccio, celle dont on ne connaîtra jamais réellement le choix, entre le poète et le musicien.
Mozart, Strauss, Wagner : trois compositeurs-phares parmi tous ceux que Lisa Della Casa chanta, d’abord à Zurich, où elle joua les utilités les plus inattendues (Annina dans ce Chevalier à la rose dont elle devait interpréter les trois grands rôles, Clara de Porgy and Bess, une Nièce dans Peter Grimes…), puis en Autriche, en Allemagne, aux Etats-Unis ou au Japon – la France n’eut droit qu’à quelques rares représentations, Sophie en 1949, Ariadne en 1959. Trois compositeurs qui l’escortèrent pour quelques grands événements : réouverture de l’Opéra de Vienne en 1955 et de Munich en 1963, inauguration du Grosses Festpielhaus de Salzbourg en 1960 et saison inaugurale du Nouveau Met en 1966. Sans jamais sombrer dans l’hagiographie, sans rien masquer des défaillances occasionnelles qui font l’humanité de l’artiste, le livre de Christophe Capacci nous montre tous les visages qui furent le sien au cours de ces glorieuses années : si les photographies confirment l’éclatante beauté de celle qui fut comparée à Liz Taylor ou à Ava Gardner, ce n’est pas une effigie en poupée de porcelaine ou en beauté fatale et glacée qui a été choisie pour la couverture, mais une image montrant Lisa Della Casa en être humain « normal ». Non pas dans les atours aristocratiques d’une princesse d’opéra, mais en femme qui a choisi de vivre à son époque, souriant à la portière d’une voiture, légèrement ébouriffée. Et comme l’évocation ne serait pas complète sans l’exhaustivité des listes, le volume inclut en appendice une chronologie des rôles discographie incluant même les « Retransmissions radiophoniques non commercialisées mais diversement accessibles sur internet (…ou sous le manteau) ». Tout ce qu’il faut, en somme, pour évoquer une « chanteuse si peu chanteuse » à la « pugnacité chaste », qui semblait dialoguer avec elle-même dans ses meilleures incarnations, et pour évoquer, forcément, autour d’elle, toute une époque glorieuse : après avoir abordé Sophie et Zdenka du vivant de Richard Strauss, elle devait assurer, aussitôt après leur création mondiale par Flagstad, la première européenne de ces Quatre derniers lieder dont, comme pour tant d’autres piliers de son répertoire, le disque live nous préserve une image plus riche que le studio.