Qu’est-ce qui peut bien pousser un artiste à réenregistrer, à vingt ans d’intervalle, les mêmes œuvres ? Pour répondre à cette question, il n’y a qu’à écouter et comparer.
Matthias Goerne, lorsqu’il enregistrait pour le label Decca, avait fait paraître deux beaux enregistrements consacrés à Schumann : l’un (1998) avec le pianiste Vladimir Ashkenazy où il proposait le célèbre Dichterliebe opus 48 et le Liederkreis opus 24, l’autre (1999) avec son complice Eric Schneider où il couplait les cycles opus 35 et opus 39. Chacun de ces deux enregistrements connut les faveurs du public et de la critique. Goerne, plutôt en début de carrière, faisait alors figure de découverte. Ces enregistrements restent aujourd’hui encore de belles réussites, même si Vladimir Ashkenazy ne nous a jamais entièrement convaincu en accompagnateur de lieder.
Vingt ans plus tard, alors qu’il n’a plus rien à prouver (mais cet artiste remarquable n’a jamais été démonstratif), Goerne se permet de remettre sur le métier son ouvrage, et propose avec un nouveau partenaire, le très talentueux Leif Ove Andsnes et chez Harmonia Mundi cette fois, un enregistrement superbe à tous égards des opus 24 et 35.
En vingt ans, l’homme a muri. Sa vision de Schumann s’est en quelque sorte approfondie, peut être un peu assouplie et il se permet aujourd’hui une simplicité de ton et une sobriété qui sont la marque des plus grands. Pas d’effet, pas de manière, mais une honnêteté sans faille par rapport à la partition, tant au chant qu’au piano, un sens très inspiré de la poésie naturelle de la musique de Schumann, comme si les deux interprètes se retrouvaient en amis après des années de complicité. Ils se sont en effet produits ensemble sur scène à différentes reprises et dans différents répertoires ces dernières années, mais le présent enregistrement est à ma connaissance le premier qu’ils réalisent ensemble. Gageons – et espérons – que ce n’est pas le dernier.
En vingt ans, la voix, elle, s’est assombrie sans pour autant s’alourdir, donnant aux interprétations de Matthias Goerne une magnifique couleur cuivrée, très riche en harmoniques, généreuse, humaniste, sans affectation. La diction, toujours bien compréhensible cependant, s’est elle aussi quelque peu assombrie. Sa vision des cycles, aidé en cela par la remarquable contribution de Andsnes, est devenue plus globale, et partant, aussi plus littéraire que par le passé. Dans les deux cas, que ce soit pour l’opus 24 ou pour l’opus 35, la suite de lieder est envisagée d’un seul trait, comme un vaste courbe tendue, avec des transitions très naturellement conduites, le pianiste fait là des merveilles, des contrastes rendus sans exagération, venus de la partition, que nos deux artistes déroulent avec un naturel déconcertant. Cette vision globale n’empêche pas le sens du détail et une réalisation extrêmement soignée de cette musique toujours complexe, mais dont ils révèlent les subtilités sans avoir l’air d’y toucher, dans un monde où tout s’éclaire. Certes, l’opus 35 porte un caractère plus dramatique, plus emphatique que l’opus 24, qui est lui plus désespéré et en quelque sorte plus schubertien. Mais dans les deux cycles, chaque mot fait sens sans qu’il soit besoin d’insister, chaque intention musicale est clairement rendue et l’ensemble de l’enregistrement s’impose de lui même, on ne sait trop pourquoi, comme une brillante évidence.