Maintenant qu’elle s’est retirée des scènes lyriques (mais pas théâtrales, ni même de Broadway), Renée Fleming pourrait se croiser les bras et s’endormir sur ses lauriers parfumés. Ce serait mal la connaître, et la dame continue à occuper les bacs des disquaires avec un récital, à raison d’un nouveau CD par an. Cette fois, comme nous l’avions annoncé, retour à la case classique. Après s’être risquée dans les terres modernistes de la Vienne des années 1920, Madame Renée remonte un peu en arrière dans le temps et nous réviser nos classiques, avec un programme Brahms – Schumann – Mahler. Si elle a renoncé à envoûter les spectateurs des salles d’opéra dans ces héroïnes straussiennes qui lui allaient si bien, son timbre n’a rien perdu de sa crémeuse splendeur, qu’elle met désormais au service du lied. Le titre du récital ne fait pas dans la fantaisie : Lieder, tout simplement, avec le nom des compositeurs en beaucoup plus petit que celui de la dame.
Pour ce disque, Decca a fait appel à un pianiste qui a consacré sa carrière à parcourir de long en large ce répertoire : Hartmut Höll, qui fut longtemps l’accompagnateur attitré de son épouse Mitsuko Shirai. Gage de sérieux et d’authenticité, la présence de ce pianiste est l’un des atouts de ce disque, car son jeu délicatement enveloppant se marie idéalement avec le chant de la soprano, peut-être parce que sa sobriété évite toute redondance.
Car c’est en héroïne d’opéra que Renée Fleming aborde ces pages, avec son sens dramatique et l’ampleur de sa voix lyrique. La chose est particulièrement flagrante dans le cycle de Schumann, où c’est la vie et l’amour d’une cantatrice qui nous sont proposés, avec tout le charme capiteux qu’on lui a connu. Ne cherchez pas ici la pudeur et la retenue quasi victoriennes que d’autres interprètes ont mises dans leur interprétation : nous sommes ici au théâtre, et pourquoi pas ? Les procédés qui faisaient le prix des incarnations de Renée Fleming sur scène peuvent aussi fonctionner dans cette musique qui exige une implication réelle. La Maréchale ou la comtesse Madeleine sont elles aussi des femmes qui ont vécu et aimé, et il n’est pas absurde qu’elles se fassent entendre dans le cycle schumannien. On admire aussi une voix sur laquelle le temps semble ne pas avoir de prise, dont les couleurs restent inaltérées.
Le bouquet de huit mélodies de Brahms sur lequel s’ouvre le disque est encadré par deux « tubes » du maître : la célébrissime Berceuse, devenue presque une chanson populaire, et la « Vaine Sérénade » petit chef-d’œuvre comique comme Mahler saura en retrouver la saveur dans certains de ses lieder du Knaben Wunderhorn. Les six autres reflètent des humeurs variées, guillerettes ou mélancoliques (superbe « Mainacht », en particulier), sans rien de naïf, forcément, mais cela n’est pas gênant, et un peu de sophistication ne fait pas de mal à ces mélodies à la simplicité seulement apparente. Ce style peut ne pas plaire, mais jadis, Irmgard Seefried et Elisabeth Schwarzkopf pouvaient enregistrer le même répertoire avec des qualités tout à fait opposées, et chacune avait son public.
Ô surprise, ce n’est plus le piano qui soutient les Rücket-Lieder comme cela se fait souvent, mais bien un orchestre ainsi qu’à la création dirigée par Mahler lui-même en 1905, en l’occurrence le Philharmonique de Munich, dirigé par Christian Thielemann. Dans cet écrin voluptueux, on se rapproche plus que jamais de Richard Strauss et l’on croit à plus d’un moment écouter le grand air d’un opéra inconnu de l’auteur du Chevalier à la rose, le monologue d’une héroïne doucement désespérée. Le pouvoir de séduction se mue en force de consolation, et Renée Fleming prouve une fois encore combien est idéale l’alliance qui l’unit à cette musique délicieusement décadente.