S’il fallait ne trouver qu’un seul mérite à ce disque, il en est un qui s’imposerait d’emblée comme une évidence : la révélation du cycle de mélodies de George Crumb intitulé Apparition. Quoi, George Crumb, celui-là même dont le quatuor Black Angels (1970) constitue une terrifiante réponse au traumatisme causé par la guerre du Vietnam ? Lui-même. Ce compositeur américain né en 1929, et encore bien de ce monde, qui aurait supposé qu’il avait pu être, à cinquante ans, l’auteur d’une œuvre aussi délicate que cette Apparition sur des poèmes de Walt Whitman, œuvre incontestablement moderne mais pleine d’un charme étrange ? Destinées à la grande Jan DeGaetani qui les créa en 1981, ces « Mélodies et vocalises élégiaques pour soprano et piano amplifié » entrelacent trois vocalises au milieu de six mélodies dont la dernière reprend le texte de la première. Le cycle est ici éclaté en trois ilôts, au début, au milieu et à la fin du disque, et il y manque notamment les mélodies « Dark Mother Always Gliding with Soft Feet » et « Approach, Srong Deliveress ». Mais tel est le principe de ce récital, apparemment, qui picore à sa guise dans les recueils sans s’astreindre à les interpréter dans leur intégralité, dans l’ordre ou même à la suite (quatre des Ariettes oubliées, les trois Poèmes de Mallarmé séparés par d’autres pièces…).
Autre mérite : nous faire découvrir une jeune chanteuse dont le nom n’avait pas encore vraiment retenu notre attention. Lore Binon n’est pourtant pas tout à fait une inconnue, puisqu’elle fut Barberine dans des Noces de Figaro données en concert par son compatriote René Jacobs, et la protagoniste du Requiem allemand enregistré par Hervé Niquet. On imagine sans mal qu’elle sera une bien belle Mélisande dans le spectacle Impressions de Pelléas actuellement en tournée à travers la Belgique et les Pays-Bas, d’autant que l’adaptation de Marius Constant qui réduit l’orchestre à un piano à quatre mains n’obligera pas la soprano à forcer ses moyens. Dans le présent disque, le ton se fait souvent très confidentiel : on veut bien croire qu’il s’agit d’un choix délibéré, et non d’un manque de puissance vocale. Plusieurs fois, Lore Binon montre qu’elle est parfaitement capable d’expressivité et de donner de la voix quand elle le souhaite.
Belle réussite, en tout cas, que ce nouveau disque dans ce qui semble devoir former une série, puisque le label Fuga Libera remet le couvert après un premier volume intitulé « Les Blasphèmes », qui mettait en vedette la mezzo Sarah Laulan et, comme accompagnateur, Maciej Pikulski. Cette fois, c’est l’excellente Inge Spinette qui ravit l’auditeur par l’intelligence de son jeu, avec cinq extraits du cycle Le Rossignol éperdu de Reynaldo Hahn, très aimé des pianistes de nos jours, et avec raison. A part le cycle de Crumb, les mélodies qu’on entend ici ne sortent pas vraiment du familier, mais c’est toujours un grand bonheur que d’entendre Debussy ou Hahn interprété par une artiste habile à distiller les mots et apte à respecter les subtilités de la langue française.