Plutôt qu’un repas comme peut l’être une tragédie lyrique, Les Indes galantes apparaissent une longue suite de desserts empilés les uns sur les autres. Les gourmands ne s’y sont jamais trompés, et il y a bien une raison si la popularité de cette œuvre ne s’est jamais démentie. Simplement, les goûts évoluant, la pièce montée n’a pas toujours eu exactement la même forme au fil des années. On sait qu’il y manquait au départ ce qui est aujourd’hui le mieux caramélisé de ses choux, puisque « les Sauvages » ne furent ajoutés par Rameau que six mois après la première. Lors de la création en 1735, les amateurs de sucreries exotiques devaient se contenter du prologue et de deux entrées (« le Turc généreux » et « les Incas du Pérou »), et c’est seulement à la troisième représentation que le gâteau fut surélevé par l’adjonction de l’acte des Fleurs. Ce festin à géométrie variable, le compositeur lui-même ne s’est jamais privé de le réaménager à sa guise, retranchant « les Sauvages » en 1751, ou prélevant le prologue et l’une des entrées pour composer une série de Fragments héroïques avec des œuvres de ses confrères.
Le Centre de musique baroque de Versailles a voulu donner sa chance à l’ultime version donnée du vivant de Rameau. Trois ans avant son décès, le Dijonnais aménage et retaille : il raccourcit le Prologue, qui ne compte plus que deux personnages, l’Amour en étant étonnamment exclu ; il supprime entièrement la « fête persane », et fait des Incas la première entré, ce qui n’est pas une mauvaise idée dans la mesure où c’est aussi l’acte le plus fort sur le plan dramatique, grâce au personnage du terrible Huascar.
Et pour immortaliser ces Indes réduites, on a fait appel à un maître-queux dont la réputation n’est plus à faire, puisque l’on doit déjà à György Vashegyi quelques versions discographiques mémorables d’œuvres de Rameau et de ses contemporains. A la tête de son Orfeo Orchestra, le chef hongrois sait une fois encore admirablement doser les ingrédients nécessaires, avec une élégance raideur, une énergie sans brutalité, des couleurs variée mais jamais criardes, et toujours le tempo juste. On regrettera simplement que la prise de son rende l’excellent Purcell Choir un peu lointain, souvent moins net dans son articulation que l’on n’en gardait le souvenir pour avoir assisté au concert donné à Budapest en février 2018.
Quant à la distribution, le CMBV avait mis les petits plats dans les grands, même si, concert oblige, la plupart des artistes cumulent plusieurs rôles. Pour les trois entrées, trois héroïnes nettement caractérisées, loin de ces voix certes jeunes et fraîches mais un peu uniformément charmantes qui furent un temps l’ordinaire dans cette musique. Chantal Santon-Jeffery est ici idéalement employée, et l’on apprécie autant chez Hébé la pureté aérienne des lignes et la diction superlative que, chez Zima, le timbre clair et la voix qui s’élance fièrement jusque dans les notes d’ornement les plus aiguës. Peut-être plus fragile aux extrêmes de la tessiture, mais tout à fait adéquate pour la touchante Emilie, Katherine Watson fait valoir toutes ses qualités dans son unique personnage. Plus tragédienne que jamais, Véronique Gens métamorphose Phani en véritable héroïne, et fait exister la victime alors même que son bourreau est la figure la plus marquante de toute l’œuvre.
Du côté des messieurs, on se réjouit de pouvoir écouter et réécouter le superbe Huascar de Thomas Dolié : le chanteur parvient à refléter toutes les composantes d’un personnage certes haïssable par sa manière d’abuser du pouvoir que lui confère son titre de grand-prêtre, mais qui doit aussi posséder la noblesse nécessaire à célébrer le culte solaire qui occupe la majeure partie de l’acte des Incas. Son aisance dans le grave fait aussi de lui une farouche Bellone, et il sait aussi trouver la morgue absurde de Don Alvar. S’il a toute la fougue nécessaire à camper un Adario triomphant, Jean-Sébastien Bou n’en est pas moins un Osman majestueux dans sa douleur. Haute-contre des trois entrées, Reinoud van Mechelen est exquis en Damon, chantre français de l’inconstance ; Dom Carlos n’a guère à chanter à part le beau trio qui termine les Incas, mais l’on pourrait trouver son Valère un peu trop précieux. Néanmoins, le seul vrai reproche qu’on puisse faire à ces Indes galantes est d’être trop courtes : la faute à Rameau, ou à plutôt son public, pour qui les beautés accumulées dans l’acte des Fleurs auraient peut-être débouché sur une indigestion.