Pendant près de trois cents représentations, Les Indes galantes furent données au Palais Garnier entre 1952 et le milieu des années 1960, dans une production à grand spectacle voulue par Henri Lehmann, mais hélas aussi dans la « révision » livrée par Henri Busser. Moins d’une décennie après, le ballet héroïque Rameau eut droit aux honneurs non pas d’un, mais de deux enregistrements la même année, deux versions qui s’efforçaient, dans des optiques très différentes, de respecter la partition bien davantage que ce n’avait été le cas à l’Opéra de Paris. Malgré tout, Jean-François Paillard face à Jean-Claude Malgoire, c’était un peu la querelle des Anciens et des Modernes, puisque le premier gravait son intégrale avec un orchestre moderne, tandis que l’autre, pionnier de la renaissance baroque, était à la tête de son ensemble fondé en 1966 (qui fête donc cette année son demi-siècle). On a donc affaire à un orchestre incisif, acidulé, mais aussi bien souvent aigrelet et rapeux, qui semble réduit à une petite poignée de musiciens, plutôt qu’à l’ensemble pompeusement baptisé La Grande Ecurie et la Chambre du Roy. On croirait entendre un arrangement pour formation chambriste d’une œuvre pourtant créée avec tout le faste dont était capable l’Académie royale de musique. Cette étroitesse du son est d’autant plus regrettable que la direction de Malgoire n’avait pas encore dans les années 1970 la lenteur et la lourdeur qu’on peut lui reprocher aujourd’hui. Les tempos sont même parfois presque trop rapides pour que le texte puisse être distinctement articulé, et pour que les chanteurs puissent l’interpréter véritablement (le superbe quatuor « Tendre amour » pris à toute allure…). Le continuo s’avère raide et assez monotone. L’Ensemble vocal Raphaël Passaquet est incolore et raide, se soucie de théâtre comme d’une guigne, et les sopranos sont à la peine dans les notes les plus aiguës.
Pour être « historiquement informée », l’interprétation ne s’embarrassait pas toujours de scrupule musicologique : si la version Malgoire inclut le deuxième air de Bellone, « C’est la gloire », le personnage de l’Amour disparaît purement et simplement, ce qui revient à escamoter l’argument bien ténu par lequel Fuzelier justifie le parcours à travers différents pays exotiques ! Pour « Les Fleurs », le chef opte pour l’air italien « Fra le pupille di vaghe belle ».
Et il faut enfin en venir à la question des chanteurs : neuf chez Malgoire contre cinq chez Paillard, c’est presque un luxe, d’autant que leur français est bien plus naturel (seul Louis Devos était francophone dans « l’autre » version de 1974). Parmi ces chanteurs enregistrés il y a plus de quarante ans, un seul fait encore carrière : le baryton Christian Tréguier (Bellone, Osman, Don Alvar), bien plus à l’aise dans le grave que dans l’aigu un peu tendu.
Deux font presque figure de dinosaures : Si Jean-Christophe Benoît en Ali semble nous renvoyer à une autre époque du chant français, que dire de la présence de Janine [et non Jeanine, comme indiqué sur le boîtier et dans le livret d’accompagnement] Micheau en Zima ? Reprenant à 60 ans tout ronds le rôle qu’elle avait souvent tenu à Garnier, elle impose avec un chic magistral un timbre autrement plus charmeur que ses jeunes consœurs. Anne-marie Rodde, Emilie en 1983 dans la production Pizzi, dirigée par Philippe Herreweghe au Châtelet, est ici Hébé et Fatime. La voix virtuose mais très légère de cette chanteuse méritante la destinait plutôt au rôle de l’Amour, s’il n’était pas passé à la trappe ; elle réussit pourtant fort bien son « Papillon inconstant ». Sonia Nigoghossian possède un matériau vocal plus consistant, même s’il n’est pas toujours dénué de froideur. Rachel Yakar était une magnifique artiste, dont Nikolaus Harnoncourt allait s’assurer le concours pour plusieurs enregistrements mémorables : Idomenée, Le Couronnement de Poppée… Dommage que seul le rôle d’Emilie lui soit ici confié.
Bruce Brewer fut Platée à l’Opéra-Comique en 1988, avec Malgoire aussi (et grave sous sa direction l’intégrale parue à la même époque) ; en 1974, à peu près seul représentant de l’espèce « haute-contre », il tient bien sûr un rôle dans les quatre entrées, et il faut reconnaître qu’il s’en acquitte extrêmement bien. Jean-Marie Gouélou est un Adario correct mais sans grande personnalité, ce qu’on peut d’ailleurs reprocher à plusieurs de ses collègues. Pierre-Yves Le Maigat, enfin, est un Huascar presque trop digne pour un personnage aussi perfide, et l’on aimerait aussi plus d’étoffe dans la voix de ce grand-prêtre. Plus de théâtre, et plus d’instruments à l’orchestre, voilà ce qu’il aurait fallu pour que cette intégrale puisse rivaliser avec des versions plus récentes.