Les relations de Verdi avec Paris ont toujours été hérissées de difficultés, on le sait : Jérusalem marqua ses débuts en France, et au lieu de proposer une œuvre entièrement nouvelle, il remania I Lombardi alla prima crociata, son quatrième opéra, créé avec un immense succès à Milan en 1843, pour en faire un grand opéra à la française. Outre l’ajout d’un indispensable ballet, l’intrigue fut totalement réécrite, la plupart des personnages féminins furent supprimés, et les héros transalpins devinrent des Croisés bien de chez nous. Malgré une action infiniment plus cohérente et compréhensible, Jérusalem a sombré dans l’oubli, alors que I Lombardi ou même Gerusalemme, traduction italienne de l’opéra parisien, ont mieux survécu.
La captation d’une représentation donnée à Parme en 1986 avec Katia Ricciarelli, Veriano Lucchetti et Cesare Siepi (!), jadis commercialisée en vidéo, semble n’avoir jamais été commercialisée sur un support plus moderne. La version de Vienne avec Carreras et Ramey (1995) paraît tout aussi introuvable. Le présent DVD Arthaus, déjà été commercialisé en 2006 par TDK, est donc le seul Jérusalem actuellement disponible, et s’il ne réunit pas d’aussi grands noms que les productions mentionnées plus haut, il n’est pas pour autant dénués d’atouts. Nettement moins grisâtre que la version viennoise (visible sur Youtube), le spectacle conçu par Piergiorgio Gay ne s’embarrasse pas de relecture sophistiquée et joue à fond la carte du médiéval et de l’orientalisme, avec décors majestueux et costumes colorés et scintillants (on s’amusera néanmoins d’un certain abus des hautes coiffes, dont Danilo Donati chapeaute aussi bien les sultanes du sérail que les acolytes du légat du pape Adhémar de Monteil).
L’œil n’étant pas fasciné outre mesure, l’oreille est d’autant plus libre de se concentrer sur ce que ce DVD donne à entendre. D’abord, la véritable partition de Jérusalem, et non un tripatouillage mélangeant les différentes versions italiennes et la française. En 2000, Michel Plasson était encore un fringant sexagénaire, d’où une baguette moins alanguie que ce à quoi il nous a habitués plus récemment ; sa direction est néanmoins loin de fouetter l’orchestre comme le ferait un Riccardo Muti dans le même répertoire, mais l’on peut supposer que sa présence se justifie ici par le caractère « français » de la partition. Autre caution francophone, Alain Fondary, qui était lui en toute fin de carrière : on le voit compter la mesure de son mieux pour ne pas se perdre dans les ensembles, et il se contente d’aboyer quelques cris, dans un rôle qui ne lui demande heureusement guère davantage.
Le reste du cast international réserve diverses surprises. Excellente découverte en la personne d’Ivan Momirov, ténor bulgare qui fait surtout carrière en Italie, a fait jadis des études de chant et de français, et cela s’entend : sa prononciation aurait dû servir d’exemple à tous ses partenaires, et le style correspond à ce qu’on peut attendre dans un des derniers rôles créés par Duprez. A la charnière des XXe et XXIe siècles, la soprano chilienne Véronica Villaroel s’est beaucoup produite dans les salles d’opéra d’Europe (La Traviata au Châtelet en 1993, Madama Butterfly à Orange en 2007), et l’on peut comprendre qu’elle ait comblé un vide en des temps de disette, mais il ne suffit pas de se prendre pour Montserrat Caballé pour être une grande chanteuse : les aigus « flottants » vacillent un peu et la diction est calamiteuse, comme si cette dame faisait exprès d’échanger les valeurs de toutes les voyelles, en se dispensant autant que possible de consonnes. Dans le rôle du méchant torturé par le remords, Carlo Colombara montre l’incontestable richesse du matériau vocal dont il dispose, mais il manque un acteur convaincu qui en accroîtrait l’effet. Il ne faudrait pourtant pas grand-chose, juste un peu plus d’éclat, de mordant, pour que ce timbre de basse retienne pleinement l’attention.