Si Guillaume Lekeu n’était pas mort avant même d’avoir pu fêter son 24e anniversaire, c’est toute la face de la musique belge qui en eût été changée. Celui que la fièvre typhoïde faucha dans la fleur de l’âge était en effet un génie, un enfant prodige. Tout le monde en conviendra à l’écoute de ses partitions les plus réussies : les pièces pour trio ou quatuor à cordes, le magistral Epithalame pour orgue et orchestre, ici enregistré par Bernard Foccroulle, et surtout la Sonate pour violon et piano, commande d’Eugène Ysaÿe qui en assurera la création en 1893, et où l’on croit entendre une sorte de César Franck infiniment plus passionné, superbement interprété par Philippe Hirshhorn et Jean-Claude Vanden Eynden.
Originaire des environs de Verviers, dans la province de Liège, la famille Lekeu s’était installée à Poitiers en 1879. A quinze ans, en 1885, le jeune Guillaume se livre à ses premiers essais de composition. En 1888, les Lekeu emménagent à Paris. En septembre 1889, le jeune homme devient l’élève de César Franck ; après la mort du Pater Seraphicus un an plus tard, il refuse d’abord de prendre un autre maître, puis finit par rencontrer Vincent d’Indy, qui l’incitera à se présenter à Bruxelles au concours du Prix de Rome et qui défendra ses œuvres après sa mort prématurée.
L’un des intérêts du coffret de huit disques réédité par Ricercar est de révéler les pièces vocales de Lekeu : mélodies pour voix soliste et piano (et quatuor à cordes, parfois), pièces chorales ou, œuvre la plus ambitieuse dans ce domaine, la cantate qu’il conçut en 1891 sur le texte imposé dans le cadre du Prix de Rome belge, Andromède. Plusieurs compositions, connues grâce à sa correspondance, ont été perdues par la suite : « Les deux bonnes sœurs », poème de Baudelaire, inspira Lekeu en 1887, mais la partition ne nous est pas parvenue. On connaît en revanche ses mélodies sur des poèmes de Lamartine, écrites à la même époque (CD 1). Lekeu en vint bientôt à écrire ses propres poèmes pour les mettre en musique : c’est le cas des Trois Poèmes composés en 1892. Attiré par l’opéra, le jeune homme rêve de proposer « un vrai drame en français, sur un théâtre français, avec des mélodies nobles et originales non copiées sur celles de Wagner ». Fin 1887, il jeta son dévolu sur Les Burgraves, dont il mit en musique certaines scènes ; ne témoigne plus de cet intérêt que l’Introduction symphonique pour le drame de Victor Hugo, sa toute première page pour orchestre (avril 1889). Dans un tout autre genre, il rêva ensuite d’adapter la Barberine de Musset ; ne reste qu’un Prélude au 2e acte.
Alors le wagnérisme français (ou francophone) s’exprime dans ses compositions de chambre ou symphoniques, les pièces vocales de Lekeu peine à trouver la même fougue. Sa cantate qui ne lui valut qu’un deuxième Prixe de Rome est assez statique – mais cela tient peut-être aux tempos beaucoup trop étirés qu’impose Pierre Bartholomée à la tête de l’Orchestre philharmonique de Liège, et ne décolle vraiment qu’à partir de l’arrivée de Persée (excellent Zeger Vandersteene) venant délivrer Andromède. Le coffret nous permet d’entendre deux interprètes différentes pour l’héroïne mythologique : la voix émouvante Américaine Dinah Bryant dans la version pour orchestre, le timbre très pur de la Belge Greta de Reyghere dans la réduction pour piano et cordes d’un des monologues. Peut-être, pour animer cette cantate, aurait-il fallu un baryton un peu plus dramatique que Philippe Huttenlocher en récitant. Le regretté Jules Bastin n’a malheureusement que quelques phrases à chanter.
Dans les mélodies, on retrouve la baroqueuse Greta de Reyghere. Avec Guy de Mey, c’est l’émission un peu raide et le français un rien exotique du premier Atys de William Christie qu’on entend surtout. A noter que le nouveau coffret mélange allègrement tous les styles de compositions de Lekeu, alors qu’en 1993, les mélodies étaient initialement réunies sur un seul disque, Andromède en occupant un autre. Neuf mélodies et une cantate, voilà finalement tout ce que Guillaume Lekeu eut le temps de composer en matière de musique vocale, malgré ses grandes ambitions. Si ce coffret fait référence pour la musique instrumentale, il y a place pour un nouvel enregistrement, plus nerveux, d’Andromède. Et si, à son tour, suivant l’exemple de l’action du Palazzetto Bru Zane, la Belgique s’intéressait à ses cantates du Prix de Rome ?