Ce n’est pas si souvent que le Palazzetto Bru Zane nous propose des enregistrements d’œuvres ayant déjà été gravées par le passé : ce fut le cas pour Thérèse de Massenet, ce l’est à nouveau pour Les Danaïdes de Salieri. Profitons donc de cette occasion assez rare pour jouer le jeu des comparaisons, impossible d’ordinaire puisque le Centre de musique romantique française nous offre en général le plaisir de nous révéler des inédits.
Comme nous le rappelions dans notre compte rendu du concert donné à Versailles, pas moins de trois intégrales ont en effet précédé celle qui paraît aujourd’hui, en 1983, 1990 et 2007. Dans ces différentes versions, les francophones étaient rares, et cela ne s’entendait que trop : pour un Jean-Philippe Laffont ou une Sophie Marin-Degor, que de chanteurs peu familiers de notre langue, à la diction pâteuse ou empruntée ! Signe des temps, ou retour à un bienheureux âge d’or où la maîtrise d’un français châtié était requise de tout chanteur international, les « étrangers » ici présents possèdent une diction admirable, indispensable pour la tragédie lyrique. Certes, dans l’urgence du direct, il leur échappe parfois une consonne insuffisamment nasalisée, une voyelle étrangement déformée ; ce sont là des détails qu’un enregistrement de studio aurait pu corriger, mais au détriment de l’énergie propre à une version de concert. Privé du contact avec le public, Christophe Rousset aurait-il communiqué à ses Talens Lyriques une pulsation aussi frénétique ? On est en droit de se le demander, d’autant plus que l’orchestre remplit ici une fonction essentielle, de l’ouverture au final en passant par les divertissements, et y compris dans les airs où il dépasse le rôle de simple accompagnement. Salieri fait du Gluck, bien sûr, mais on se rend compte qu’il a aussi entendu Mozart.
Les Danaïdes fut composé sur un livret adapté d’une Ipermestra livrée à Gluck par Calzabigi ; c’est dire le rôle central de l’héroïne, évidemment bien plus importante que ses quarante-neuf sœurs. Judith van Wanroij prête à Hypermnestre une voix d’une belle fraîcheur et une précieuse sincérité d’accents et, à travers ses différents monologues, elle sait rendre sensible le parcours torturé de cette fille de roi chargée d’une mission meurtrière. Sophie Marin-Degor en 2007 était sans doute plus totalement idiomatique, mais elle le cède à la soprano néerlandaise sur le plan du pur charme vocal.
Danaüs terrifiant, Tassis Christoyannis est un acteur-né, totalement investi dans la froideur vengeresse et calculatrice de son personnage, dont les noirs desseins percent même sous l’appel à profiter de la vie (« Jouissez du destin propice […] Sans bruit souvent la Mort se glisse / Et vous frappe au sein des plairis », chante-t-il à ses filles dès le premier acte). Dans le rôle galant de Lyncée, Philippe Talbot incarne l’innocence au milieu de tous ces personnages tourmentés. D’une limpidité quasi-enfantine, son timbre convient parfaitement à ce rôle.
Autour de ce trio, les autres interprètes jouent les utilités : la Plancippe Katia Velletaz a un air au premier acte et revient brièvement au dernier, tandis que Thomas Dolié, avant de finalement tuer Lyncée, n’a presque rien à chanter. Dommage que les Chantres du Centre musique baroque de Versailles ne manifestent pas toujours autant d’implication dramatique et de netteté d’articulation qu’on le souhaiterait, dans la mesure où le chœur est ici un protagoniste à part entière.