Les symphonies de Leonard Bernstein ne sont pas faciles à comprendre, encore moins à diriger. Leur style composite semble montrer une hésitation : baigné de tous les chefs-d’œuvre dans lesquels il faisait merveille en tant que chef, Lenny semble vouloir de prime abord s’inspirer de Stravinsky, avant de bifurquer vers Schoenberg et l’atonalisme viennois dans de brefs passages, de faire un petit tour du côté du Klezmer, avant de saupoudrer le tout d’une gouteuse sauce jazzy, l’ensemble baignant dans une somptuosité orchestrale évocatrice de Mahler ou de Richard Strauss. Les puristes feront la fine bouche devant un patchwork aussi indigeste, et la difficulté de trouver un sens dans toute cette profusion explique sans doute que, depuis le compositeur lui-même (DG), aucun chef ne semble avoir vraiment trouvé la clé de cet univers éclectique, les tentatives de Marin Alsop (Naxos) et de Leonard Slatkin (Chandos) n’ayant pas convaincu.
C’est sans doute parce que ces éminents artistes voulaient faire ressortir de la musique de Bernstein une unité organique qu’elle n’a pas. Ils ont cherché à faire rentrer ces mosaïques dans la forme stricte de la symphonie telle qu’elle a été définie par les Classiques et les Romantiques. Tentative vouée a l’échec, tant les essais de Bernstein dans le domaine sont atypiques. Plutôt que de chercher à « domestiquer » l’énergie sauvage des partitions, Antonio Pappano fait le choix de se laisser emporter par elles, et de les laisser sonner dans toute leur glorieuse individualité. Un pari gagnant à tous les coups, puisque chacune des trois symphonies trouve ici sa version de référence moderne.
La première, Jeremiah, fait l’objet d’une approche très narrative, ce qui est parfaitement justifié quand on sait qu’elle décrit la prophétie de la destruction du Temple de Jérusalem, sa profanation et la déploration des Hébreux. A la tête d’une Académie nationale de Sainte Cécile chauffée à blanc, Antonio Pappano dirige cette fresque comme il le ferait d’un poème symphonique de Strauss ou de Respighi, avec des contrastes assumés, un sens du récit et une profusion de couleurs qui font mouche. Dans sa partie, Marie-Nicole Lemieux, en plus de très bien prononcer l’hébreu, s’investit totalement. Son chant n’est que désolation et colère. Certes, ce n’est pas du pur bel canto, et quelques ports de voix expressionnistes pourront choquer, mais ce qu’elle décrit est une catastrophe nationale, et trop de joliesse serait ici déplacée. A noter la lucidité de Leonard Bernstein, qui met dans la bouche de sa chanteuse, en janvier 1944 : « Juda est en exil, victime de l’oppression et d’une grande servitude. Il habite au milieu des nations, et il n’y trouve point de repos. Tous ses persécuteurs l’ont surpris dans l’angoisse. »
Seule des trois symphonies à ne pas avoir un thème juif, la deuxième, qui s’inspire d’un poème d’Auden intitulé The age of anxiety , est aussi la plus difficile à réussir. La trame narrative en est très mince, et pas vraiment vendeuse. Trois personnages qui se rencontrent dans un bar et boivent pour refaire le monde. Sur ce thème abstrait, Bernstein a tissé un entrelac très subtil de motifs, d’harmonies tantôt dissonantes tantôt ultra-sensuelles, confiant un rôle quasi-concertant au piano solo, lequel est chargé de représenter les changements d’humeur et les conflits intérieurs des protagonistes. Beatrice Rana s’empare de sa partie avec gourmandise, et c’est plaisir que d’entendre Pappano forcer son orchestre bondissant au silence quasi complet pour laisser toute la place à sa soliste, puis entamer un dialogue aussi subtil que l’évolution psychologique des personnages.
La symphonie n°3 Kaddish fut commandée en 1955, achevée en 1963 après un travail acharné, et remaniée à plusieurs reprises jusqu’en 1977 ; Bernstein confiait a plusieurs amis que même cette dernier mouture ne lui donnait pas pleine satisfaction. Elle se veut une sorte d’immense commentaire sur la prière juive des morts, faisant intervenir, outre un orchestre pléthorique, une récitante, une soprano, un choeur d’enfants et un choeur d’adultes. La forme en est étrange, avec des textes parlés parfois bien longs, et des transitions maladroites, mais l’oeuvre foisonne d’idées, passe d’un langage à l’autre avec une créativité déconcertante, et on ne s’y ennuie jamais, surtout que les interprètes y croient à fond. L’orchestre donne tout ce qu’il a dans le ventre, les choeurs sont grondants ou angéliques, Nadine Sierra est un bijou de pureté, et Josephine Barstow, forte de sa longue carrière de chanteuse attentive aux mots, donne à son texte une humanité et une émotion qu’on n’est pas près d’oublier.
Bernstein a répété a de nombreuses reprises que, dans chaque œuvre qu’il écrivait, il cherchait la foi. On ignore s’il l’a finalement trouvée, après tant de combats contre lui-même et contre les doutes qui l’assaillaient, contre les hoquets d’une histoire du 20eme siècle oh combien sanglante. Ce qui est sûr, c’est que grâce à Antonio Pappano et ses partenaires, nous avons désormais foi dans la musique du grand maestro américain. 100 ans après sa naissance, c’est sans doute l’hommage qui l’aurait le plus touché.