Pas de doute, Christof Loy prend L’Enlèvement au sérail au sérieux, très – trop ? – au sérieux. Rien ou presque qui rappelle ici la turquerie dix-huitiémiste, la seule touche d’orientalisme un peu marquée étant celle qu’apportent le chœur des janissaires : ce harem froufroutant, odalisques voilées et eunuques enturbannés, confiné au premier balcon (pour leur seconde intervention, ils adopteront « l’uniforme » finalement imposé à tous les personnages, chemise blanche et jupe ou pantalon noir), semble appartenir à un autre monde que le plateau quasi nu – quatre chaises, une table – où évoluent les protagonistes de ce qu’on serait tenté d’appeler le drame. Interprétés dans leur intégralité, sans précipitation, en leur donnant autant de poids qu’au texte d’une authentique pièce de théâtre – ce que favorise une distribution entièrement germanophone, à une exception près –, les dialogues ne cherchent à aucun moment à faire rire ou même sourire. Est-ce la raison pour laquelle l’orchestre dirigé par Ivor Bolton sonne bien moins exotique que c’est parfois le cas ? L’ouverture est prise à un tempo très modéré, lent sans être lourd, et les percussions ne s’y déchaînent pas. Ceux qui ne voient dans l’œuvre qu’un amusant Singspiel passeront donc leur chemin.
Pourtant, le cast impeccable assemblé par le Liceu de Barcelone mérite qu’on s’y attarde. Créée en 1999 à Bruxelles, reprise à Francfort en 2003, puis en 2010 à Barcelone, cette production a déjà été diffusée en DVD, avec la même Konztanze et le même Selim, par l’Opéra de Francfort. Et alors que Laura Aikin truste les deux vidéos les plus récentes, pour un opéra qui a déjà fait l’objet de très nombreuses captations depuis l’historique production Strehler au Festival de Salzbourg 1967, le présent DVD permet enfin de voir et d’entendre Diana Damrau dans une héroïne mozartienne dont elle n’avait jusqu’ici enregistré que le « Martern aller arten », dans un disque d’airs de Mozart dirigé par Jérémie Rhorer (si l’on ne tient pas compte du DVD à diffusion assez confidentielle de l’Opéra de Francfort). Alors que la chanteuse allemande s’oriente de plus en plus vers le répertoire du XIXe siècle, il était temps de l’immortaliser dans un rôle qui correspond parfaitement à ses moyens, sa voix s’étant élargie depuis ses premières Reines de la nuit : la précision des vocalises est intacte, sans que le personnage manque de consistance dans les airs où l’émotion prime.
Chez les deux personnages féminins, on sent une attitude plus ambiguë qu’à l’ordinaire face à des geôliers qui ne les laissent pas insensibles, et c’est avec amertume, sinon avec dégoût, qu’elles envisagent de quitter le sérail. Olga Peretyatko nous avait emballés avec son disque belcantiste ; la découvrir dans un répertoire antérieur est un vrai bonheur. Suraigu facile et dénué d’acidité, grave tout aussi consistant, timbre charmeur, sa Blonde ravit de bout en bout, au contraire des soubrettes qu’on distribue trop souvent dans ce rôle. Son Pedrillo dépasse de loin le niveau des ténors sans substance auxquels on confie d’habitude le personnage : Norbert Ernst a notamment chanté David des Meistersinger à Bayreuth, preuve qu’il a mieux qu’un filet de voix. Devenu un sorte de rond-de-cuir oriental qui abuse de l’autorité que lui vaut sa fonction, maniant avec rage le tampon dateur, Osmin est magnifiquement incarné par Franz Josef Selig, digne successeur d’un Kurt Moll tant il sait conférer de gravité à une figure ici résolument arrachée à la bouffonnerie. Christoph Strehl donne nettement moins que les autres l’impression de dominer de très haut sa partie : il chante bien, toutes les notes sont dans sa voix, mais Belmonte semble correspondre au maximum que lui permettent ses moyens à l’heure actuelle.
Avec une mise en scène infiniment moins iconoclaste que la bizarroïde réécriture proposée par Stefan Herheim à Salzbourg avec déjà Ivor Bolton à la tête de l’orchestre (Decca), dans un décor bien plus esthétique et avec une distribution beaucoup plus solide qu’à l’Opéra d’Amsterdam (Opus Arte), ce DVD propose une version très recommandable – bien que très sérieuse – de L’Enlèvement au sérail.