Légendaire, cette production de Tannhäuser l’est à plus d’un titre, d’abord parce qu’il s’agit du premier opéra intégral filmé à Bayreuth, deux ans avant le Ring de Chéreau, ensuite parce que lors de sa création, six ans plus tôt, elle avait connu un succès retentissant au parfum de scandale, non seulement à cause de sa modernité mais aussi parce qu’une partie du public avait cru déceler quelques allusions politiques dans le travail de Götz Friedrich metteur en scène est-allemand, qui venait de passer à l’ouest. Légendaire enfin, la distribution qui réunit quelques unes des plus grandes voix wagnériennes des années soixante-dix, à leur sommet.
Si l’aspect novateur de cette production n’est plus perceptible par le spectateur d’aujourd’hui qui en a vu d’autres, sa force dramatique est demeurée intacte et la vision de Friedrich n’a pas pris une ride. L’action est située dans un moyen-âge imaginaire, tel que le concevait le dix-neuvième siècle. Les décors sont d’une grande sobriété : au sol, des planchers rectangulaires qui s’entrecroisent et sur scène quelques accessoires utiles à l’action, des bancs, un prie-Dieu, une statue de la Vierge, le tout dans des coloris plutôt sombres qui tranchent avec la scène du concours de chant au deuxième acte, richement colorée.
Durant l’ouverture à rideau ouvert, Tannhäuser entre sur le plateau en courant comme un fuyard, tenant devant son visage une harpe dont les cordes évoquent les barreaux d’une prison. Tandis qu’il jette au loin son instrument et se débarrasse de sa cape, surgissent des jeunes gens à demi-nus qui entament une danse lascive. Ainsi le Venusberg est présenté comme un songe érotique sorti tout droit de l’imagination de Tannhäuser dans lequel le jeune homme se réfugie pour échapper à l’austérité d’une société puritaine et castratrice, un songe où il n’y a plus d’interdits et où la femme aimée n’est pas une vierge intouchable mais la matérialisation d’un fantasme sexuel. C’est pourquoi Vénus a les traits d’Elisabeth, une Elisabeth voluptueuse et sensuelle aux charmes presque entièrement dévoilés.
Au dernier acte elle apparaîtra (dé)vêtue de noir, une cape rouge sur les épaules et un masque mortuaire sur le visage. Eros et Thanatos.
La distribution est dominée par Gwyneth Jones qui réalise l’exploit d’incarner les deux rôles féminins(1). Théâtralement, la réussite est totale tant l’actrice parvient à différencier avec brio ces deux personnages opposés. Vocalement, la performance force l’admiration même si la cantatrice ne possède pas tout à fait les couleurs voluptueuses dans le grave que l’on attend dans le rôle de Vénus. Son Elisabeth en revanche n’appelle aucune réserve, le timbre est lumineux, la voix saine n’est pas encore affectée par ce vibrato envahissant qui entachera certaines de ses prestations ultérieures et l’aigu est triomphant. Radieuse dans son air d’entrée, volontaire dans le final du deux et poignante dans sa prière au trois, la cantatrice galloise obtient un triomphe mérité au rideau final. Chapeau !
A ses côtés Spas Wenkoff est un Tannhäuser de grande classe. Très crédible scéniquement, le ténor bulgare est capté ici à l’apogée de sa courte carrière, son timbre clair et juvénile ne manque pas de séduction et sa voix solide ne trahit aucune fatigue jusque dans le monologue final, particulièrement halluciné. Sans aucun doute l’un des meilleurs Tannhäuser de la vidéographie.
Bernd Weikl impressionne par l’insolence de ses moyens et son timbre aux couleurs somptueuses n’est pas dépourvu de charme. Pourtant, ce Wolfram apparaît un peu brut de décoffrage et l’on a entendu des « Romances à l’étoile » plus subtilement nuancées ailleurs, mais quelle belle voix !
Hans Sotin est un Landgrave de luxe, Robert Schunk et Franz Mazura sont parfaits en Walter et Biterolf. Les autres rôles sont tous bien tenus, en particulier celui du pâtre, chanté avec justesse par le jeune Klaus Brettschneider.
Sir Colin Davis, surtout connu pour ses interprétations mozartiennes et berlioziennes, livre ici une direction extrêmement précise et équilibrée dépourvue de toute emphase. Les tempi sont vifs dès l’ouverture et la Bacchanale particulièrement réussie (il s’agit ici de la version dite « de Paris »). L’entrée des invités au deux est plus brillante que solennelle et le drame est constamment sous-jacent durant tout le dernier acte. Cette conception tout à fait cohérente n’avait pas fait en son temps l’unanimité.
Enfin, la bande, correctement restaurée, ne trahit pas son âge. Certes, ce n’est pas du numérique, mais l’image est nette et le son est comparable à celui des enregistrements en studio des années soixante-dix. Seuls certains ensembles paraissent un rien confus.
Une version qui rejoint sans peine le peloton de tête de la vidéographie de l’œuvre.
Christian Peter
(1) Avant elle, Birgit Nilsson avait également chanté les deux rôles, en 1966 au Met et en studio sous la baguette d’Otto Gerdes chez DGG. Il s’agit là en fait d’une fausse bonne idée que seule la conception de Friedrich justifie dans cette production.