Adoré par les uns, honni par les autres, le travail de Peter Brook sur les œuvres lyriques ne laisse personne indifférent. Notre consœur Elisabeth Bouillon n’avait pas du tout apprécié son spectacle Une Flûte enchantée qui, selon elle, « trahit totalement la partition de Mozart » (voir son compte rendu de 2010). Les puristes reprochent à Peter Brook ses « relectures » (La Tragédie de Carmen, 1981-1983, Impressions de Pelléas, 1992, Don Giovanni, 1998). Mais on ne peut rester insensible à son concept théâtral. Sa carrière a toujours ménagé une place importante au domaine lyrique. Très tôt, en 1948 (il avait 23 ans), il présente une Salomé dérangeante qui suscite le scandale à Covent Garden. Suivent sept œuvres lyriques entre 1948 et 1957, dont Faust, Eugène Onéguine et Les Noces de Figaro. Puis Peter Brook cherche à reconstruire le concept d’opéra, en en faisant une espèce d’épure à travers des adaptations controversées mais connaissant d’immenses succès publics.
Les œuvres lyriques doivent alors se plier à sa volonté : réduction à quelque 1 h 30 au lieu de 3 h ou plus, accompagnement au piano, parfois de quelques instruments au lieu d’un orchestre, et très peu d’éléments de décor, sinon même aucun. Ses adaptations sont construites sur sa haine « du poids, lourd et solennel du grand opéra », son refus de se laisser enfermer dans les conventions, son désir de s’affranchir du décor traditionnel (« On se lasse vite d’un décor somptueux, tandis que, s’il est simplement suggéré, il permet de continuer à imaginer les choses : ce n’est plus quelque chose qui écrase le reste, mais qui ouvre la porte au reste »). Et au contraire, il souhaite honorer essentiellement « la pureté, la beauté, la réalité des relations humaines qui transparaît dans le lyrique mêlant harmonieusement texte et musique ».
Peter Brook s’explique volontiers (écouter son interview par Frédéric Taddeï sur France Culture le 16 juin 2013). Mais il est parfois difficile de conceptualiser l’oralité des notions favorites du metteur en scène, qui s’attachent à traduire l’imaginaire dans la réalité par l’improvisation contrôlée. On ne peut bien comprendre sa démarche qu’en le voyant travailler. Or, jusqu’à présent, seules quelques séquences du film Brook by Brook (2002) permettaient d’avoir une idée de ses méthodes. Avec le présent film, pour la première fois, à 87 ans, et alors qu’il avait toujours refusé toute présence extérieure, Peter Brook accepte en avril et mai 2012 la présence des caméras de son fils Simon Brook au cours de séances de travail.
On découvre donc dans ce film quelques uns de ses exercices favoris, dont l’improvisation sur une « corde raide » imaginaire et métaphorique (en France le mot corde étant banni du théâtre, il est remplacé ici par « Sur un fil »), qui fait prendre conscience aux acteurs de l’importance primordiale de leur plante de pied, et établit le contact terrestre qui permet la solidité de la gestuelle dans le processus de création. Petit à petit, chacun entre dans le jeu des épreuves du feu et de l’eau de La Flûte. Et l’on comprend mieux ce que Brook entend par « la pensée partagée », exercice consistant à penser ensemble comme le pratiquent les musiciens, équilibre fragile entre le silence, le vide du silence et la note qui en découle : « si le silence est trop long, la note suivante est morte. S’il est trop bref, la note suivante est précipitée, artificielle, hystérique. Il y a un temps en perpétuel mouvement, un rythme à rechercher. Le sommet de cette communion, ce sont les musiciens qui sont capables de démarrer tous exactement en même temps, sans que personne ne donne aucun signal ».
Le film est une réussite. Pourtant, il n’était pas facile d’enfermer en 90 minutes un processus de création se déroulant sur plusieurs semaines. Il a fallu installer plusieurs caméras cachées qui permettent aux acteurs et à Peter Brook d’oublier qu’ils sont filmés : rien n’est repris, tout est en première prise. On a ainsi la chance de pouvoir suivre le travail d’improvisation des comédiens sous l’œil vif et perçant du maître, de se trouver au cœur du processus de création, et de partager cette expérience théâtrale unique. Mais le film ne dévoile qu’une toute petite partie du mystère savamment entretenu par le metteur en scène autour de ses méthodes de travail.
Il n’en reste pas moins que cela constitue une sorte de testament théâtral du célèbre metteur en scène. Il émane de lui, par un calme apparent, un flux d’énergie qu’il offre généreusement à ses interprètes, à charge pour eux de l’échanger ensuite avec le public. Sérieux, calme, concentration (exercice de l’allumette), mouvements débridés, rires, tout est possible, tout se mêle dans les improvisations, où l’acteur, peut-être parfois un peu trop bridé, peut laisser libre cours à son esprit sous l’œil attentif, parfois amusé et le plus souvent bienveillant du maître. La musique, sans être omniprésente, n’est jamais loin.
Dans son utopie de réinventer l’opéra, Peter Brook, indifférent aux modes et aux écoles, mène-t-il un combat d’arrière garde ou est-il un précurseur de génie ? Seul l’avenir nous le dira. Mais parfois, si jamais sa chaise est vide, on le cherche des yeux, en pensant : « et s’il allait ne pas revenir ? » Pour la scène finale du film, où ses comédiens l’entraînent à son tour « sur le fil », il abandonne sa canne pour s’avancer avec confiance, à son tour soutenu et guidé par deux de ses acteurs : c’est à la fois du grand théâtre et du grand cinéma, puissant et émouvant dans cette ultime improvisation. Une bien belle transmission de témoin.
Suppléments : Entretien avec le réalisateur Simon Brook ; Les Équilibristes, entretien avec les acteurs et musiciens de la troupe, réalisé par Barbara Bossuet ; Morceaux de musique par la troupe.
Préférez, si vous la trouvez, la version anglaise du DVD (The Tightrope) dont le visuel de la pochette est infiniment plus réussi que celui de la version française.
DVD Blaqout, multizone, durée du film 1 h 23, écran 16/9 compatible 4/3, sous-titres français, anglais et allemand.