Dans Harry Potter, les sorciers ont recours à un sortilège qui leur permet de plonger leurs adversaires dans l’hébétude propre à la stupéfaction. C’est à peu près l’effet que produit le disque que le label Malibran consacre à « l’art du trille ». On entend déjà d’ici ricaner quelques beaux esprits, hilares à l’idée qu’on se penche sur un simple détail technique, à l’heure où le chant ne se conçoit plus indépendamment du théâtre ; nous n’en sommes pourtant plus à l’époque où, sous l’influence de l’architecte Adolf Loos, l’ornement était un crime, même en musique, et la résurrection moderne de l’opera seria, de Vivaldi à Rossini, a rendu nos oreilles à nouveau sensibles aux charmes de la virtuosité, si jamais elles avaient cessé de l’être.
Pour couper court à toute contestation de principe, c’est bien simple. Allez directement à la plage 6, et écoutez Selma Kurz, créatrice en 1916 de Zerbinette dans la deuxième version d’Ariane à Naxos, chanter « Der Vogel im Walde », assez oubliable mélodie de Wilhelm Taubert (1811-1891), compositeur prolifique, père de six opéras, dont deux d’après Shakespeare. Oui mais, voilà : quand madame Kurz lance le trille qui l’a rendu célèbre, on entre dans une autre dimension. Ça commence, ça continue, ça continue encore, ça continue toujours, comme si le disque était bloqué. C’est surnaturel, c’est invraisemblable, on croirait un trucage, techniquement impossible en 1907, quand ladite galette fut gravée. Il faut donc bien admettre qu’un gosier humain a pu à une époque émettre ce genre de son.
Evidemment, on est là dans le domaine du phénomène de foire, mais le reste du disque nous montre que le trille n’était pas seulement une décoration gratuite, une acrobatie accomplie pour le plaisir. D’abord, il n’était pas pratiqué que par les sopranos coloratures : bien sûr, Margarethe Siems se livre dans « O beau pays de la Touraine » à de vertigineuses pirouettes qui feraient passer Dame Joan pour une débutante, mais même les basses, même les chanteuses wagnériennes maîtrisaient cette technique (écoutez donc Frida Leider triller superbement entre deux Hojotoho !). Et surtout, un trille de durée raisonnable, chanté là où le compositeur l’a souhaité, produit un effet indéniable et qui concourt à l’expression : voyez le brindisi de Lucrèce Borgia, ou la cabalette d’ « Ernani, involami ».
Autrement dit, ce disque pourrait donner raison, sur un point au moins, à ceux pour qui c’était forcément « mieux avant ». On regrette que, sur ce disque, les airs soient parfois tronqués, réduits aux seuls passages trillés, mais comment ne pas rendre les armes en entendant la voix incroyablement androgyne du ténor David Devriès exécuter de manière insensée les dernières notes de « Viens, gentille dame » ? Ecoutez donc, vous ricanerez après si vous en avez encore le courage, ou les moyens.