Le titre du CD est emprunté au cycle que Poulenc écrivit sur des poèmes d’Eluard en 1956, au cœur de ce programme. Du même compositeur, Parisiana, de 1954, sur lequel s’ouvre le récital, ainsi que les Deux poèmes de Guillaume Apollinaire (de 1945, à ne pas confondre avec ceux de 1938, ni les deux mélodies de 1946). Les mélodies de Venise, de Fauré, puis les Histoires naturelles de Ravel, s’insèrent entre celles de Poulenc, pour conclure par six savoureux pieds-de-nez de Denis Gougeon, sur lesquels nous reviendrons.
On appréciait Laurent Deleuil comme chanteur lyrique au travers de productions variées et parfois ambitieuses. On le découvre maintenant illustrant la mélodie française, avec Nicolas Royez au piano, tous deux ayant décroché le Prix Francis Poulenc du concours de Toulouse, après que notre baryton se distingue à celui de Marmande.
Les deux extravagants tableautins de Parisiana donnent le ton. On est d’emblée dans l’univers du musicien : la fantaisie, le cocasse sont servis par une voix puissante, au timbre séduisant, toujours intelligible et un piano complice qui restitue toutes les riches harmonies, sur une métrique implacable et dans le bon tempo (Vous n’écrivez plus). Poursuivons avec Poulenc. Montparnasse et Hyde Park sont autant de réussites. Entre 1912 et 1956, le musicien a évolué jusqu’à nous offrir ses ultimes chefs-d’œuvre : Les Dialogues des Carmélites, bien sûr, mais aussi le cycle le plus achevé qu’il ait écrit, Le travail du peintre. Pour avoir connu et apprécié les artistes peints par Eluard, Poulenc amplifie le propos, disant « peindre musicalement » chacun d’eux. C’est là que nos interprètes donnent le meilleur d’eux-mêmes. Les caractères sont d’une justesse singulière. Picasso, altier, impérieux, Chagall d’une fantaisie tourbillonnante, Braque plus raffiné que jamais, Gris infiniment mélancolique *, Klee violent, agressif, Miro puissant et tendre, Villon en majesté, violent, lyrique et sombre. Le piano est aussi essentiel que la voix avec laquelle ses liens sont inextricables. Que ne chante-t-on davantage ce cycle magistral ?
Les Mélodies de Venise sont un classique du chant français, que l’on retrouve avec bonheur. Notre duo en restitue l’esprit avec l’élégance, le raffinement attendus. Les Histoires naturelles, de Ravel, leur permettent de déployer d’extraordinaires ressources de conteurs. C’est un régal, la fraîcheur, la simplicité, le naturel sont au rendez-vous. Pour autant, la dynamique fait ponctuellement défaut, les nuances parfois écrasées. Si on cherche la petite bête, la progression de l’introduction du Paon, par exemple, conduit des nuances piano à fortissimo en quatre mesures, crescendo, ici amoindri. Certaines facilités (la ternarisation des valeurs pointées de ce même Paon, qui accentue le balancement en le lissant) étonnent aussi. On comprend mal, car La Pintade contredit cette critique, puissante, frénétique, qui conclut brillamment la série. Denis Gougeon nous livre un cycle de micro-mélodies, toutes empreintes d’un humour très français, sur des aphorismes glanés un peu partout, auxquels il imprime sa marque. C’est savoureux, piquant, dans l’esprit de Poulenc comme de Cocteau.
La prise de son restitue idéalement les parties et leur équilibre. Le piano y est magnifié, puissant, subtil, coloré, usant à propos d’une légère pédale, à l’égal du jeu de Poulenc.
La plaquette est remarquable par ses choix esthétiques, à la riche iconographie qui séduit d’emblée, accompagnant les textes chantés. Par contre, « Plus on est riche, plus on est chiche… » ainsi qu’ils chantent (4e mélodie de Denis Gougeon), aurait-il été la règle de cet enregistrement ? Pourquoi les interprètes n’ont-ils pas mis à profit la possibilité d’ajouter une bonne demi-heure de musique ? Un enregistrement chiche, prometteur, le plus souvent abouti.
(*) on apprécie l’observation du long silence qui doit précéder Gris.