« Dodécaphonie : un mot dont on ne sait pas ce qu’il cache mais vraisemblablement la même chose que ce qu’il y a derrière le mot cacophonie … Nous allons balayer cette musique et sans relâche ». La phrase n’est ni de Jérôme Ducros ni d’Yvette Horner. Elle est de Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique de 1953 à 1964. Elle prouve que — s’ils avaient fort à faire — les grands acteurs de la Guerre Froide ne tenaient pas la musique pour une vétille. Son utilisation fut un rouage déterminant de leur appareil apostolique.
De quelle manière la créativité d’un compositeur peut-elle s’épanouir sous un régime dictatorial ? C’est la question que soulève le titre un peu sévère du dernier livre de Frans C. Lemaire, Dimitri Chostakovitch, Les rébellions d’un compositeur soviétique. Or, plutôt qu’un docte panorama des Etats et Empires de Chostakovitch chez les bolchéviques, ce petit ouvrage se décline à la manière d’une promenade amoureuse à travers les turpitudes du sus-nommé.
Alors que Michael H. Kater — dans ses Huit Portraits de compositeurs sous le nazisme — passait en revue les destins dissemblables de compositeurs allemands, Lemaire ne plonge qu’un orteil prudent dans ce bain soufré. Comme Judith, chez Barbe-Bleue, il ouvre une à une les portes du château, mais sans s’embarrasser d’un quelconque devoir d’inventaire. Il souligne le caractère amoureux du jeune Dimitri qui dédiait à sa fiancée des oeuvres sépulcrales, il peint le portrait d’un artiste germanopratin, la fleur au chapeau, préoccupé de théâtre, de rencontres et de conquêtes, sommé de trouver une position viable dans le tumulte de la Russie post-tsariste.
Si 120 pages ne prétendent pas à l’étude exhaustive d’un corpus aux proportions — par ailleurs — monstrueuses, elles mettent en lumière les morphèmes déterminants de la vie du compositeur. Chostakovitch, esthéticien donjuaniste qui truffait ses partitions d’attentions amoureuses à destination de ses conquêtes semble avoir tenté de vivre en bonne intelligence avec ses rugueuses autorités. L’intérêt de l’auteur étant pluriel, il s’écarte volontiers de l’intitulé politique — liberté qui pourrait agacer ceux qui se seraient attendus à un ouvrage de musicologie politique pure. À cet égard, le sous-titre de l’éditeur Les rébellions d’un compositeur soviétique pourrait prêter à confusion. Mais qu’il ne détourne personne de ce délicieux petit livre.