1964, Covent Garden fait sensation en annonçant la collaboration de Luchini Visconti et Carlo Maria Giulini dans une nouvelle production d’Il Trovatore. Le résultat pourtant ne fit pas l’unanimité. Certains jugèrent les décors trop écrasants. La direction d’orchestre en laissa d’autres perplexes. L’annulation de Leontyne Price, très attendue en Leonora, acheva de mécontenter. Gwyneth Jones, appelée à la rescousse, ne parvint à faire oublier l’absente. Les applaudissements, mesurés tout au long de cette soirée du 26 novembre, témoignent de la déconvenue. Le public anglais n’est pas des plus chaleureux mais le live nous a habitué à plus d’enthousiasme. Sans doute ferait-on moins la fine bouche aujourd’hui.
Prenons Dame Gwyneth justement, qui d’ailleurs n’était pas Dame à l’époque, son titre date de 1986. Elle présente ici un visage fort éloigné de la soprano trémulante dont son Ortrud il y a douze ans à Paris laissa le souvenir. En ses jeunes années, la voix était encore bien assise, pulpeuse avec dans sa chair épanouie des instantanés alla Crespin. Incertaine dans « Tacea la notte », trop empreint de bel canto pour vraiment lui convenir – les aigus, la vocalisation – sa Léonora prend vie au 3e acte avec un « D’amor sull’ali rosee » délicat, comme rêvé, où, n’était l’ut, elle flirte avec les plus grandes puis un « Miserere » qui sans atteindre à l’embrasement de Price en 1962(1) fait son effet. Une fois lancée, l’interprète retrouve ses marques – « M’avrai, ma fredda esanime spoglia » dans le duo avec le comte glace le sang – et s’accomplit dans la douleur exhalée de la scène finale. Alors évidemment Jones n’est ni Price, ni Callas mais quand même…
Tout comme Prevedi n’est ni Bergonzi, ni Corelli, même s’il fut baryton avant d’être ténor comme le premier et que sa vocalité de lirico spinto le rapproche du second, le magnétisme en moins. Chant large et probe avec un « Ah si ben mio » d’une fière pudeur et un « Di quella pira » solide, porté par le souffle, le ténor ne fait pas d’étincelles mais vaut mieux que sa réputation.
Simionato, elle, est Simionato. Déjà une icône qui a promené avec succès son Azucena un peu partout dans le monde bien qu’elle commence à accuser le coup ; moins spontanée, des limites évidentes dans l’aigu et quelques effets d’un réalisme douteux, superbe de ligne et de ton malgré tout avec, dans le grave, des accents qui donnent le frisson (« Del pari mesta » et « strana pieta » évidemment).
Présenté comme le maillon faible, Peter Glossop n’offre effectivement rien de saillant, ni de dérangeant. Il remplit son contrat, un point c’est tout et ce n’est déjà pas si mal.
Cette captation sur le vif ne serait-elle alors que le témoignage, sinon d’un âge d’or, du moins d’une époque où il était possible de résoudre la quadrature du cercle : proposer un Trouvère sincère, honnête, équilibré, capable même de moments d’exception ? Oui, simplement et seulement oui, s’il n’y avait la direction de Carlo Maria Giulini qui donne à l’enregistrement une envergure unique. Certains dénigrent la lenteur de ses tempi. Plus contrastés qu’on veut bien le dire, ils nous semblent au contraire façonner le drame, donner à la trame musicale toute sa signification romantique, préserver sa générosité mélodique en la débarrassant des facilités qui la déprécient. Et l’on comprend pourquoi le critique Harold Rosenthal, au rebours d’une partie du public et de ses confrères, écrivait à l’issue d’une des représentations : « Giulini avec sa sincérité brulante, son intégrité musicale, sa foi totale en la musique de Verdi et son sens merveilleux du rythme, est sans conteste le plus grand chef d’orchestre d’opéra italien, et de Verdi en particulier, depuis Toscanini ».
Christophe Rizoud
(1) Enregistré en public à Salzbourg : Karajan, Bastianini, Price, Simionato, Corelli – DG